Impacts de l'enfance
A l'origine, le frère et la sœur vivaient dans les Pyrénées, plus exactement dans un village de l'Ariège. La famille était pauvre, les enfants gardaient les vaches. La mère avec ses cheveux châtains sévèrement tirés en un modeste chignon, s'habillait en toute occasion d'une manière quasi monacale : longue jupe noire, bas noirs, chaussures plates noires...
On jardinait le dernier petit pas trop loin. les grands prenaient soin des lapins, des poules, des vaches. Les bébés on les nourrissait au moyen de " mastégous ". La maman mettait l'aliment dans sa bouche, le mastiquait pour le rendre plus onctueux, comme une bouillie, puis le retirait pour le donner à l'enfant. Plus tard, ils étaient tellement pauvres que le soir ils se partageaient un œuf.
Les enfants travaillaient comme ils pouvaient sur les petites terres éparses. Parfois ils étaient bergers dans la montagne. Le dimanche, tout le monde assistait à la messe. La mère y tenait. Elle préparait ainsi inlassablement ses enfants à leur destin, celui de son propre idéal. Mais pour les enfants c'était tout de même une fête. Ils y rencontraient d'autres jeunes.
L'hiver, bien souvent les jeunes se retrouvaient enfouis sous la neige, riant aux éclats. Mais l'été il fallait bêcher et ratisser le jardin avant les semis : carottes, radis, oignons, poireaux, pommes de terre... Le potager était immense et Louis et sa sœur Georgine se décourageaient parfois dans ces lignes dont on ne voyait jamais le bout.
Il y eut quelques durs hivers autour des années suivantes. Les enfants affichaient des yeux fiévreux, un nez morveux et des joues caves. Le village s'engourdissait et le gel immobilisait le paysage.
Louis, nerveux se levait généralement tôt. Il fut le premier dehors ce matin-là. Un vent agressif et piquant s'était mis à souffler et, oh surprise ! faisait tourbillonner les flocons. La campagne déserte s'habillait de blanc. Le silence régnait sur l'horizon affligé. Le silence ? Oui, mais pas pour longtemps ! Car le coeur n'est pas nécessairement alarmé par cette tristesse. Il est des heures où la neige et la joie enfantine unissent leur douceur et leur exubérance.
- Venez voir hurla Louis à ses soeurs, montant 4 à 4 les marches de l'escalier. Sortez du lit, il a neigé !
Des frimousses ensommeillées présentèrent un oeil étonné. Julie plus âgée et plus vive avait déjà ouvert les deux yeux. Georgine la petite dormait encore à poings fermés.
- Tu ne pourras pas ironisa Julie qui enfilait au plus vite ses vêtements.
- Chiche !
- Julie n'eut pas le loisir d'en dire davantage. Georgine s'étirait tout juste lorsque Louis la tira de dessous les couvertures. Des hurlements, des coups de pied prouvèrent que le garçon chargeait bel et bien le fragile fardeau sur son dos et le traînait dehors. Déjà, les deux aînés se vautraient dans le jardin. Georgine sanglotait de rage, de froid, se démenait pour échapper au supplice. Le frère et la grande soeur entouraient la petite.
- Allez Georigine, défends-toi ! vociféraient les autres, en martelant le sol de leurs sabots. Faisons-lui encore bouffer de la neige!
- Merde alors, elle a le diable dans le corps.
Tous trois hurlaient, pleuraient ou riaient. Le vent froid éparpillait les voix, jouait avec elles un instant et les lançait tellement loin qu'on devait les entendre à l'autre bout du bourg. Marie qui soignait les quelques bêtes de la maison, arriva affolée:
- Vous êtes fous, répata-t-elle. Vous allez lui faire attraper du mal !
Le joie les avait gagnés. A bout de souffle, ils s'arrêtèrent pour sauter au cou de la mère. Puis le combat de boules durcies reprit. Louis se cachait, surgissait alors traîtreusement et attaquait dans le dos les filles et surtout Julie qui bouche ouverte essayait de proposer la construction d'un gigantesque bonhomme de neige. Tout cela était coutumier en hiver et de bonne guerre. Les filles ne protestaient presque pas et elles aidaient même Louis à rouler un gros ventre bien rond sur les pentes, puis une tête. Ce jour-là, ils utilisèrent des cailloux pour représenter les yeux. Julie alla chercher une carotte en guise de nez. La mère prêta une écharpe et Louis tailla avec son couteau une jolie pipe, comme celle du père.
Il faut dire qu'en Haute Ariège, abandonner un champ, c'est le rendre à la forêt. En quelques années, le travail de plusieurs générations serait réduit à néant.
Le matin du mardi gras, louis fit de son mieux pour aider ses soeurs à se déguiser et à se grimer. Il fallait qu'elles soient affublées des vêtements les plus vieux et les plus délabrés, qu'elle aillent accompagnées de Lois, de porte en porte, le visage barbouillé de suie, quêter quelques friandises.
Georgine allait à l'école depuis peu. Peut-être son inconscient perpétuait-il, après le père, tout le passé de son hérédité inculte, et la voix des ancêtres, orgueilleuse, sauvage et pure, refusait à travers elle cette nouvelle insertion sociale. Sous la surveillance de louis et de Julie, elle ânnonait les syllabes inscrites sur son livre. mais la plus insignifiante parole, faisait comme un grand choc dans son coeur. Elle, toujours empreinte de gravité, sentait, sitôt qu'elle posait sur les arbesques sombres un regard anxieux, son étroite poitrine se serrer doucement. La répugnance à s'exprimer devant ses camarades et le maître trahissait un sentiment profond de pudeur et de repli sur sa solitude, aussi, à cette âge-là, avait-elle beau se concetrer, coller ses yeux sur sa page, elle marmonnait toute sortes de lettres fantaisistes. Son frère avec patience, la reprenait. Les progrès restaient lents et difficiles. Mais Louis ne devait pas demeurer bien longtemps à la maison.
Eliacin suspendait la lampe à huile sous le manteau de la cheminée. Ils se chauffaient là, très longtemps. Les enfants pour une fois se taisaient, heureux dans cette ambiance tiède où la faible lueur, l'éclat du foyer et l'amour familial se fondaient Aucun d'eux n'aurait jamais songé, alors qu'ils travaillaient sans cesse dehors, à une réjouissance plus intense que cette modeste fête de Noël. Les braises crépitaient, les étincelles dansaient. Les dernières émanations avaient une telle tendresse !
C'était beau sentimentalement parlant, mais ce n'était pas une vie ! Ils avaient bien été à l'école, c'était eux qui écrivaient les lettres, les papiers pour le père.
- Que disait tu Louis ? Le train ne passera pas à Saurat. Dans le bourg, les gens pensaient qu'il y aurait une gare
- Je répétais les paroles du maître.
Ils ont peut-être changé de plan. C'est emmerdant tonna Pierre. Certains avaient peur que les voies longent leurs terres effraient les animaux dans les champs.
- Je te disais que le renouveau apporterait des ennuis, précisa Marie. Et ils auraient pu traverser nos petites terres éparpillées dans les versants de la montagne.
- Et où doit-elle se trouver finalement cette gare ?
- A Tarrascon, ce sera la dernière pour nous. Il nous faudra aller à pied comme toujours pour le marché de Tarrason.
Pourtant cette gare faisait rêver louis...
En famille, on parlait rarement d'aller vivre ailleurs. Les seules réjouissances en famille étaient le moment où ils sortaient le saucisson de la cendre. Mais elles manquaient de plus en plus d'entrain. Pour mardi gras ils faisaient quelques crèepes avec les oeufs de leurs poules. Mais le reste du temps, Julie et Louis se partageaient un oeuf pour leur souper sur quelques pmmes de terre.
Le chemin de fer devint la conversation favorite des deux enfants.
- Bah, rien n'est encore construit, prétendit la mère interrompant le fil de leur rêverie et les pensées vagabondes de chacun.
- Mais non disait Louis, même les marchés seront plus accessibles
- Mais non disait son père, il n'y aura jamais de train pour aller à Tarascon!
- Que disais-tu louis? Le train restera à Tarascon ver Vicdessos? Pas vers chez nous ? Je m'en doutais, les gens parlent.
- Je répétais les paroles du maître. Le projet de « chemin de fer à voie étroite de Tarascon à Saurat » à l’étude depuis 1877, fut abandonné en 1884. Il a cependant été repris entre 1912 et 1919, mais ne connaîtra aucune réalisation.
- J'espère bien, j'espère qu'ils vont maintenir ce plan ! Tonna Elyacin. Si la voie longeait le village, les bêtes seraient effrayées.
- Je m'en doutais que cela créerait des ennuis, des inquiétudes, ce modernisme, précisa Marie, la mère. C'est tant mieux qu'ils ne traversent pas nos terres.
- Mais vous n'avez que très peu de terres et vos bêtes sont en nombre bien réduit osa s'insurger louis. Vous auriez eu des compensations.
Un instant Elyacin rêveur Elyacin laissa résonner les 4 syllabes, il crut un instant découvrir un monde étrange où son propre profit pouvait varier. Mais il se secoua :
- Les compensations ne durent pas. Nos terres et nos bêtes nous font vivre. Je laisse le train à ceux qui en sont fiers et le convoitent. C'est sûrement leur intérêt !
Marie et Elyacin avaient toujours vécu dans la pauvreté et dans la misère des idées neuves, des images et des mots pour les exprimer. Le mot intérêt semblait dit et résonner comme s'il jaillissait pour la première fois.
- Moi je crois dit-il qu'ils pensent tous surtout à leurs intérêts. Inutile que j'en discute avec les voisins puisque ça ne se fera pas.
La famille se montra contrariée. Elyacin se désolait. Qui s'occuperait de ses terres déjà bien morcelées lorsqu'il serait vieux ? Le curé, les vieux et les bigotes prédisaient que les jeunes qui partaient vers la ville seraient vite dévergondés.
Le père avait décidé d'atteler la charrette au vieux cheval pour les conduire au moins jusqu'à Tarascon sur Ariège. Sur le chemin encore blanchi de givre, les oisillons suatillaient, virevoltaient autour de la bête au trot. Ils croisèrent des carioles, des chars, des boeufs aux naseaux fumants. Chacun se taisait.
Ils s'étaient éloignés sur le chemin encore blanchi de givre où les oisillons sautaient, virevoltaient autour d'eux. Ils avaient été pris par des carrioles , des chars, des bœufs aux naseaux fumants que prenaient la même direction. Louis savait où il allait, il connaissait sa géographie. Ils avaient même pris le train, avec leurs économies à Tarascon sur Ariège. Ils observaient pleins de rêves le paysage qui défilait, les voyageurs qui allaient et venaient dans l'étroit couloir, la vie dans les gares.
Louis était persuadé qu'un port où grouillait la foule offrirait des possibilités d'embauche.
Ils n'avaient pas assez d'argent pour faire tout le voyage en train. Sur le parcourt ils avaient dû travailler. lui était maçon et savait travailler dans une petite ferme.
- Alors, comme ça, vous dîtes que vous savez construire et labourer ? questionna le fermier, un peu perlexe, auquel ils avaient demandé de l'aide.
- Evidemment !
- Et bien montrez-moi ! Commencez par remonter ce cabanon démoli par un orage !
Louis devinait tout de suite comme un piège, une forme de sélection, aussi s'appliqua-t-il pour payer le droit de poursuivre son voyage. S'il s'y prenait mal, ils ne pourraient même pas dormir à l'abri la nuit suivante.
Beau de force et de souplesse, il n'hésita pas. Il remonta avec aisance le mur effondré du cabanon. Il avait compris tout de suite que pour avoir un travail saisonnier, il ne fallait pas mentir sur ses capacités.
Le lendemain le fermier lui confia ses outils et son magnifique atelage. Louis enfonça avaec aisance le soc et commença le premier sillon. Il sut tout de suite que , malgré la lutte puissante qu'exigeait la terre avant de s'avouer vaincue, il ferait merveille. C'était un plaisir de retourner cette terre plus féconde que dans l'Ariège, riche, sans cailloux, qui s'ouvrait parfaitement rectiligne, un vrai bonheur de retrouver ses gestes, ses habitudes, la technique de cultivatuer enseignée par son père.
Le fermier admira la longue tranchée. Il accepta Louis et sa soeur et les respecta. Il leur fit peu à peu découvrir la propriété. Ils avaient admiré les belles rangées de jeunes plans, les arbres fruitiers. Ici les terres plus plates que dans l'Ariège, à peine auréolées à l'horizon par les derniers contreforts lointains de leurs montagnes. Ici les champs étaient aptes aux labours. Et les vastes étendues ne ressemblaient en rien à la petite mosaïque de la vallée de Saurat. La jeune fille aiderait sa femme, elle soignerait les poules et les lapins. Louis serait un bon maçon et un bon ouvrier agricole. La saine fatigue qui, le soir, poussait les jeunes gens vers le lit, leur laissait une pointe de fierté. Les dernières couleurs du couchant couronnaient les collines du côte de l'Herault, les champs de vigne, les arbres fruitiers, c'était un spectacle évanescent car trop fatigué il n'avait pas trop le loisir de jouir de la beauté de la campagne et des charmes de la vie rustique..
Ils gagnèrent cette semaine-là, pas mal d'argent et se promirent d'en dépenser une partie pour leur voyage vers Marseille et l'autre pour s'habiller correctement.
Au début, ils avaient erré même lorsque la pluie tombait à seaux. Après avoir longé des bassins où sommeillaient de vieux bateaux, ils parvinrent aux premiers entrepôts. Lorsqu'il pleuvait, pour ne pas être davantage mouillés, ils pénétrèrent dans l'un d'eux par la large ouverture. Dans l'immense local s'entassaient des milliers de caisses superposées. Ils se trouvaient au centre des ateliers du port en pleine activité. On réparait des navires.
- Pourquoi i-je tant désiré cela ? se demandait Georgine debout devant le quai.
C'était l'heure la plus chaude, à presque midi, à la fin d'un été exténuant et pru prometteur. Les bruits du port et des chantiers de construction navale s'estompaient. Mais Georgine ne percevait pas vraiment ce qui l'entourait. Elle se sentait seule, elle était soudain saisie d'une subite angoisse devant la vue de la mer, tant espérée et pourtant trop infinie..
Les samedis soirs, les deux jeunes osaient rarement se rendre aux bals des auberges où les cavaliers aux conversations louches, pleines de sous entendus, avaient perdu bien avant eux leur visage d'enfants. A S. Les parents ne le leur aurait pas permis mais cela leur permettait de connaître des gens, d'avoir des coups de pouce pour trouver un travail ou même un repas chaud de temps en temps. Au début ils s'y hasardèrent timidement provoquant les commérages à cause de leur jeune âge.Ici ce n'était plus comme au pays des joueurs de vielle du Sud Ouest, des musiciens de cabrettes, de danses traditionnelles de l'Ariège. Des musiques venues d'ailleurs remplaçaient les bourrées
Le personnage, bourru, haussa les épaules avec humeur.
-Trouver un emploi ? s'étonna-t-il en bougonnant. Moi, je ne veux surtout pas perdre le mien et je ne sais pas si en vous aidant, je me rendrai service ! Ici, c'est un grand port ! Il y a surement du boulot pour toi le grand, tu as l'air solide, tu peux rendre bien des services, mais ta sœur n'a rien à faire ici. Pour elle c'est plutôt en direction des bureaux et des ménages, qu'il vous faut aller...
Louis et Georgine semblaient consternés par ce simple renseignement, depuis qu'ils tournaient dans ce port ! Renseignement qui d'ailleurs ne leur apprenait pas où se trouvaient les bureaux !
Louis et Georgine semblaient consternés par ce simple renseignement, depuis qu'ils tournaient dans ce port ! Renseignement qui d'ailleurs ne leur apprenait pas où se trouvaient les bureaux ! mais plutôt les dortoirs !
Le lendemain pour la première fois, ils sortirent du dortoir et se retrouvèrent dehors. Il y avait du vent, un vent qui venait de la mer et déposait un peu de sel sur les lèvres. Les enfants passèrent leur langue sur leurs lèvres pour y prendre le goût du sel et de l'énergie. Il avaient revêtu les vêtements que la femme du dortoir leur avait donnés.!
Plus tard elle avait connu son futur mari :
- Comment tu t'appelles ?
Moi c'est Emmanuel
- Enchantée, moi, c'est Georgine.
- Tu viens d'où ?
- Oh ! Tu n'as sans doute jamais entendu parler de mon coin perdu ! C'est en Ariège.
Il s'arrêta net de marcher et lui demanda :
et toi, tu connais Villars le terroir ? :
Il était Suisse mais il venait de fêter sa double nationalité
Un moment, elle s'accorda le plaisir doux amer d'évoquer l'image du bien-aimé disparu. Non pas celle des derniers instants, mais celle de leurs belles heures de passion, quand son mari rayonnait de tendresse et de force et qu'elle s'en grisait au point d'oublier ce qui n'était pas elle. Dieu qu'ils avaient été heureux ! Plus peut-être que s'ils avaient pu vivre ensemble le lent cheminement des jours où se révèlent les caractères profonds et où s'usent trop souvent les illusions. Ils n'avaient connu l'un de l'autre que le meilleur.. Bien souvent, Georgine avait essayé d'imaginer Elie vivant auprès d'elle sans y parvenir vraiment.
C'étaient tous des Méridionaux du Sud Ouest. Ils avaient le visage fin, des cheveux bruns, des yeux clairs au regard franc, l'accent du pays et une voix sonore. La bonne humeur était pour le moment de mise mais pas toujours. Ils avaient compris une théorie sur l'influence de l'enfance et des lieux de la première éducation sur les humains. Ils reflétaient dans leur comportement les contrées pauvres de leur enfance. Mais cela leur donnait la vigueur aussi de chercher à s'en sortir.
Elle avait même souhaité une photo de son premier fils où on le voyait nu et souriant, assis sur un oreillé en dentelle. Il avait à peine six mois et il en paraissait 12, preuve incontestable de son héritage paternel Suisse et du bien-être revenu parès la guerre..
Après la mort de son père, sa mère était restée faible, bronchiteuse. L'accouchement et la naissance du second fils n'arrangea pas sa santé.
- Vous vous rétablirez avait dit le médecin et avec les années, vous apprendrez à oublier. Il vous reste vos fils. Pour eux, il faut que le souvenir de votre mari, je ne dis pas qu'il doit disparaitre, mais s'estomper peu à peu. Leur bonheur de petits garçons comme le vôtre d'ailleurs en dépend.
- La maison sans lui n'est plus qu'une coquille vide.
- De ce père disparu, il vous faudra apprendre à vos fils à en chérir le souvenir mais pas en faire un obstacle à leur épanouissement. Il leur faudrait un père, un père aimant et solide. Ils devront à ce nouveau père de ne pas avoir gardé de cicatrices de la mort du leur.
Et quelqu'un pouvait-il comprendre ce que c'était qu'être seule responsable de tout, avec deux enfants et trimer tous les jours.
Roger s'était attaché à l'image de ce père trop tôt disparu. Et ainsi à mesure que grandissait en lui la silhouette de ce père au visage de plus en plus flou, se développait un besoin de s'identifier à ce souvenir. Leur mère avant de sombrer dans l'alcool et de mourir d'une affection des poumons les avait en quelque sorte négligés, délaissés et avait refait sa vie. Que savait-elle de cet homme lorsqu'elle l'épousa ? Trop malheureuse et trop promptement séduite, elle n'avait pas cherché à en savoir bien long. Elle était seule avec deux fils, déjà lasse, assez misérable...Mais cet homme avait un passé déjà lourd. Il avait trop bu, querellé... Très rapidement Georgine dut se résigner et elle sombra vite dans la mélancolie.
Mais elle ne disait pas tout, cet homme qui devait la sauver de la misère croissante, gagnait finalement peu d'argent. C'était comme disait l'oncle :
- Autrefois, quand je l'ai connu, il ne buvait qu'un verre disait-elle en baissant la tête, puis il a pris l'habitude de boire plus, de se rendre aux bars du quartier dès l'ouverture, maintenant lorsqu'il rentre il est passablement éméché..
Le beau père non seulement était ivrogne, peu travailleur et malgré cela d'un orgueil frisant l'arrogance et il avait un caractère vindicatif. Elle ne supportait plus les menaces de saisie, la misère qui s'incrustait, les querelles de voisinage à cause de l'ivrogne. Ses yeux froids fixaient la mère de façon hautaine et ne faisaient qu'effleurer les deux garçons avec insolence comme s'ils n'étaient que des objets sans importance.
Elle avait essayé de diminuer les provisions de vin et d'alcool à la fois pour économiser et pour diminuer les beuveries. Toujours est-il qu'il avait réussi à boire ses réserves, à boire ce qu'ils avaient gagné autrefois avec le père et même à vendre pour boire. Les scènes de ménage se multipliaient et les deux garçons n'aimaient pas se trouver au milieu d'elles. Certaines personnes arrivent à être contrariées si l'on ne boit pas autant qu'elles. Elles se sentent accusées parce qu'elles boivent trop ! La mère, dans son nouveau foyer, avait fini par boire à son tour un peu, puis un peu trop. Mais elle avait cela de bon, elle n'avait jamais dit un mot contre leur beau-père, mais on voyait bien qu'elle souffrait. Les enfants de leur côté avaient compris qu'en parler serait comme mettre lourdement les doigts sur une blessure.
R avait dès l'enfance assisté à de nombreux témoignages de la cruauté humaine. Son père adoptif lui semblait un monstre sans cœur ni entrailles. Il manipulait sans soin des objets que leur vrai père avait chéris. La vie de sa mère, depuis la mort de son père était devenue un enfer et R. l'aîné en était bouleversé. Il ne disait rien, mais par son comportement, il appelait " au secours ". Mais dans ces temps de misère, personne n'entendait ! Une urgence chasse l'autre. Pour sa mère il n'en était pas une. C'est près de son oncle et de sa tante qu'il trouvait parfois refuge. Ils n'avaient pas d'enfant. Pour eux il était comme un jouet, un moment agréable comme les réussites qu'ils faisaient le soir sur la table de la cuisine avant d'aller se coucher.
Elle ne faisait jamais la moindre allusion au nouvel enfant attendu devant les garçons. Elle savait trop ce que coûtait à son aîné, souvent révolté et souvent maltraité par son beau père, de la savoir enceinte de lui. Mais avait-elle jamais cherché à savoir ce qui se cachait sous le front de ses enfants ?
En effet, avant de mourir, elle avait eu en plus de R. et de C., deux autres enfants, un garçon et une fille dont cet ivrogne était le père. Le dernier bébé lui, pleurait souvent dans son coin.
Quand son beau père lui adressait la parole il aurait suffi de voir la bizarre flamme que l'enfant avait dans les yeux et qui ressemblait au feu qui sort d’une carabine, quand elle tire pour comprendre qu'il ne le supportait plus ! Il devenait insupportable.
- Pourquoi as-tu mis du désordre, pourquoi as-tu dévasté la cuisine ?
- Nous nous sommes amusés. Nous avons le droit de jouer.
- La gifle retentissante faillit étourdir le garçon.
- Tu n'as aucun droit dans la cuisine et même dans la maison, uniquement des devoirs. Tu manques de respect même envers ta mère. Pour jouer, allez dans la rue.
Les larmes que Roger n'avait pas versées étaient demeurées enfouies au profond de lui-même, d'où elles devaient rejaillir, transfigurées par une mystérieuse opération alchimique en une rage féroce qui devait déferler périodiquement, telle une coulée de lave, sur ses proches, dans l'avenir. Garçon hargneux, les choses allèrent en empirant à mesure qu’il grandissait. Son animosité devenait presque palpable. Il partait avec son frère vers le port pour atténuer sa colère dans la foule et le rêve. L'enfant rêvait devant les paquebots qui s'évadaient partant chaque semaine à la même heure vers la Corse ou ailleurs. Il ne connaissait pas encore son destin et combien il haïrait plus tard la mer et les bateaux. Il observait le travail sur les digues d'accostage. Il admirait les bateaux amarrés, immobilisés parmi les gréements qui se balançaient au rythme de la légère houle, arboraient des pavillons différents, des drapeaux de différents pays, lesquels flottaient, se détachant nettement parfois sur l'ampleur d'un ciel bleu mais aux colorations changeantes en fonction de l'heure, parfois sur un ciel nuageux à l'architecture cotonneuse mobile.
Elle vivait malade et recluse dans leur nouvelle maison misérable. Tout le monde la bousculait jusqu'à l'injurier. Son mari buvait, les grands garçons lui reprochaient de s'être remariée. Et elle qui avait été si douce, devenait acariâtre. Elle aussi avait déjà tant souffert. Elle endurait maintenant en plus de leurs traitements cette tuberculose qui l'alitait souvent et la déchirait.
Elle avait adoré ses enfants du temps de son premier mari. Maintenant, malade, elle n'arrivait plus à se dévouer, à donner tout son être sans même envisager qu'un jour cela lui soit rendu. La pauvreté, l'incertitude du lendemain lui ôtaient le plus clair de sa force, ne lui laissant de cœur que ce qu'il faut pour s'occuper des deux petits, Émile et sa sœur. Elle chérissait encore naturellement son aîné, mais elle ne pouvait plus s'en occuper. Elle parvenait encore en épuisant ses réserves à trouver en elle juste un peu d'instinct maternel pour ces deux plus petits. Mais Casimir, l'enfant né après la mort du père n'avait jamais eu sa place dans un cœur que le malheur avait rétréci. .Elle fut de plus en plus indifférente au sort des deux plus grands. Roger et son frère erraient longuement dans les rues de Marseille et ne revenaient à la maison qu'à la tombée de la nuit, pour avaler quelque chose et dormir sans avoir prononcé plus de dix paroles. Ils couraient à l'heure de rentrer par crainte des coups de baguettes qui s'abattraient tout à l'heure sur leurs épaules et dont tous deux avaient une expérience suffisante, si les parents n'étaient pas assez soûl pour ne se rendre compte de rien. Tous étaient devenus taciturnes et personne ne réagissait, chaque adulte étant plongé égoïstement dans ses propres problèmes.
Les visites à l'oncle et la tante étaient par contraste des moments extrêmement doux que l’enfant gardait au fond du cœur précieusement pour les savourer lorsqu’il se trouvait seul. Il les imaginait dans la cuisine, le lieu selon lui le plus douillet et le plus accueillant du monde. Il n'existait pas de meilleur endroit. Les plus agréables souvenirs de sa tendre enfance avaient pris place dans cette pièce où il aimait jouer en écoutant les adultes, cependant que sa grand tante vaquait à ses occupations. L'atmosphère embaumait toujours les fines herbes et les épices pour relever ragoûts et fritures. Elle faisait comme personne les tomates à la Provençale.
L'oncle et la tante étaient de ces gens rares qui bien qu'il sachent ce que souffrir signifiait, ne cédaient jamais face à l'adversité.
Cette tante aimait déjà R comme son fils. Mais avait du mal à apprécier Casimir...C'est une injustice blessante lorsque dans une famille une mère ou une tante admettent qu'elles ont de tout temps préféré l'un des enfants.
- Entends-tu les cigales dit Casimir?
- Oui, elles se réveillent alors que nous nous endormons ! Quelle belle obstination que la leur n'est-ce pas ?
- Casimir le regarda étonné. Roger poursuivit :
- Savent-elles seulement pourquoi elles produisent ce chant ! Les cigales ne résistent pas à leur sort. Je n'ai pas envie de leur ressembler. Casimir je vais fuir. veux-tu venir avec moi ?
Casimir semblait effondré par la révélation de son frère. Il avait un peu son caractère bougon, revêche, mais là, c'était trop différent.
Son beau-père tirait de ses poches un mouchoir dans lequel il émettait un bruit semblable à la trompette du jugement dernier et sa montre qui lui servait uniquement d'alibi pour s'éclipser. Il la regardait avec une brusque inquiétude bien simulée, avant de tourner vers la mère un œil navré. R. qui suivait avec habitude ce manège comprenait.
Il avait saisi une conversation sur la misère du couple. Il était petit mais il comprenait à demi-mots. Ils allaient se séparer des deux enfants les plus grands, Casimir et lui. Sans un regret ? Quel homme était son beau père ? Quelle mère était-elle donc cette femme qu'il ne pouvait s'empêcher d'aimer ?
- Je n'ai pas choisi d'être le père de ces deux enfants. Tu me les as imposés. Aucun forçat n'aime son boulet et en plus je n'ai pas de travail.
La brutalité des paroles frappa le petit garçon. Voilà tout ce qu'ils représentaient pour ce couple ? Jamais encore Roger ne s'était senti aussi seul, aussi misérablement abandonné. Une larme se noua dans sa gorge contre laquelle il lutta... Il ne voulait pas pleurer
On peut mourir de faim ou de froid, mais si l'on en réchappe, on oublie son mal. Mais quand on aurait souffert qu'un seul jour de la honte, on en meurt toute sa vie. Ces paroles de son beau-père, certaines gifles, les regards méprisants devaient le brûler toute sa vie et la brûlure se réveiller à chaque nouvelle humiliation. R. déjà attaché à sa tante n’accepta jamais celui qui demeura pour lui un intrus. Il préféra renier sa famille.
Un jour il en eut assez de servir de matériel de frappe pour défouler son beau-père à son beau père. Il ferma la porte à l'espérance d'une amélioration de leurs rapports. Peut-être aussi parce que sa mère lui refusait l'affection dont, comme tous les enfants, il avait un besoin vital, peut-être parce qu'il vivait désormais ente une mère toujours malade, un père brutal deux frères et une sœur à peu près sauvages, il avait fait une fugue, traversé tout Marseille à l'âge de 6 ans pour rejoindre sa tante et son oncle. Que se passe-t-il dans la tête d'un enfant révolté de 6 ans ? Peut-être avait-il fui volontairement pour ne plus voir sa mère souffrir, se dégrader et oublier son père dans les bras d'un autre qui ne l'aimait pas vraiment ? Peur-être cette fuite était-elle une preuve d'amour envers sa mère ?
- Tante, je veux rester avec toi.
La tante, en contemplant ce tout petit personnage devant la porte avait eu après coup une grande peur. Émilie eut la sensation que quelque chose s'agitait en elle, quelque chose qui avait des ailes et qui cherchait à se libérer. C'était comme si une naissance s'était préparée à son insu dans le secret, née d'une conspiration entre son cœur et son esprit, une force inattendue qui se levait et qui ne lui demandait pas si cela convenait. Avec une espèce d'appréhension, elle avança un doigt précautionneux et, tout doucement, avec la légèreté d'un papillon, si inattendue de la part de cette femme costaude, elle toucha l'une des petites mains. C'était un geste timide qui n'osait pas encore s'avouer caresse possessive…. Mais brusquement la menotte s'anima, écarquilla ses petits doigts et les referma sur celui de sa nouvelle mère, qu'elle retint prisonnière avec fermeté.
Alors quelque chose craqua en Émilie, elle qui n'avait pas pu avoir d'enfant. C'était comme une fenêtre brutalement ouverte par un vent de tempête et la chose qui se débattait en elle prit son vol l'inondant d'une joie presque douloureuse à force d'intensité… Des larmes jaillirent de ses yeux et se mirent à couler le long de ses joues, petit ruisseau rafraîchissant. Qu'importait maintenant la manière dont cet enfant avait pris possession de sa vie et dont, minuscule et impitoyable tyran, il avait exigé son amour ? Elle découvrait avec une stupeur émerveillée qu'il était sien, et qu'elle le reconnaissait pour tel.
- Quand maman est à la maison, ce qui est rare, elle a toujours quelque chose à faire avant d'aller se coucher : vêtements vaisselle où alors elle est malade...Le beau père lui va au bar, revient saoul et va se coucher...
Ce soir-là, debout de chaque côté du l'oncle et la tante retenaient leur respiration et s'interdisaient le moindre mouvement, regardant seulement s'accomplir sous leurs yeux ce miracle de l'amour qui s'éveillait en eux.
Il était resté alors que son frère était envoyé à l'orphelinat et était devenu sombre, muet et fermé..
Chez sa mère, la soupe était comme l'air de la ville qu'il respiré près des bateaux. Elle n'avait pas vraiment d'odeur, pas vraiment de goût. Il n'y reconnaissait rien. Il n'y trouvait pas le délicieux picotement du pistou, la douceur ds légumes frais, parfois, la suavité des tripes cuites. La soupe entre dans sa bouche et dans son corps, et c'est soudain tout l'inconnu de sa vie nouvelle qui entre en lui.
Dans cette zone de bien-être, le garçon vivait uni à l'âme du foyer que des mains attentives entretenaient et continuèrent à entretenir jusqu'à son adolescence. La tante était bavarde comme une pie mais l'oncle quoique affable comme les gens de la campagne, se montrait plus taciturne. L'expérience de la misère dans son enfance lui avait enseigné la réserve comme une vertu indispensable.
Il avait tiré un rideau opaque sur son passé. Parfois il s'entrouvrait et avec un peu de tristesse, les remous de sa vie passée surgissaient, mais aussitôt il les faisait reculer derrière le rideau, dans les brumes du souvenir, loin, très loin, dans l'espoir qu'il fût impossible de s'en souvenir. Souvent, la mère se contentait d'envoyer de ses nouvelles à ses premiers enfants. Son nouvel homme gagnait sa vie et celle de sa nouvelle famille. Cependant, peu de temps après, sa mère très malade le fit savoir à l'oncle, son frère. Il lui sembla que la mourante dont il n'avait guère connu que les moments avec son beau père et la maladie, avait tout de même besoin de la présence de son fils. Son frère qu'il avait revu à l'enterrement était resté un écorché vif.
Au-dehors, les arbres du cimetière avaient encore un aspect hivernal et surtout des rafales de mistral sifflaient et hurlaient entre les branches sombres des cyprès; Les enfants encore bien petits, ensevelis sous leurs vêtements de deuil semblaient ratatinés comme sous le poids d'un fardeau trop lourd. Pourtant tous gardaient cachée sous leur tête baissée, la même expression d'angoisse.
Tandis que le prêtre disposait les menus objets nécessaires à l'office et entamait les prières, Roger donnait machinalement les répons.
La mort de sa mère n'arrangea pas le caractère de Roger. A l'école il distrayait ses camarades et répondait parfois de manière insolente.
. On obtenait tout de lui par le raisonnement et la douceur mais il n'était pas naturellement docile et sa nature comportait toujours un fond de rébellion que le développement de son corps ou l'usage de l'autorité sans raison réveillait..
- Il faut lui infliger de sévères punitions.
- Soit, mais il me rit au nez et puis c'est un orphelin qui a été malheureux.
- Je m'occuperai moi-même de le remettre dans le droit chemin, à la maison, affirma l'oncle, mais j'exige qu'il respecte ses professeurs et travaille correctement.
Avec l'adolescence, ses songes devinrent brutaux. Sa virilité naissante l'emportait dans des abîmes insoupçonnés d'où il émergeait au réveil, haletant, inondé de sueur et le cœur cognant lourdement dans sa poitrine. Ces malheureux rêves le laissaient plein d'angoisse et de honte. Comment en parler à un oncle et une tante pour lesquels il n'était plus le petit garçon blondinet plein d'espoir et qui avait besoin d'affection ?
Quand au plus profond de la nuit, Roger quitta la maison de fille, il se sentait les jambes molles et le corps las mais l'esprit extraordinairement clair et libre. Il ne parvenait pas à comprendre pour quelle raison l'église faisait un crime d'une chose aussi simple, aussi naturelle et aussi délicieuse que l'amour. Et il éprouvait pour celle qui venait de le lui révéler, une reconnaissance bien proche de la tendresse. Tout était silencieux et le froid mordait plus vif. Il se mit à courir pour se réchauffer. mais où aller? Pas chez l'oncle et la tante à cette heure-ci...
- A l'armée, tu seras un serviteur aussi, répondit celui-ci et cela peut durer indéfiniment. Mais au moins tu aura un boulot et je ne veux pas te revoir trainer sans rien faire.
Comme un voyageur qui explore l'état de ses bagages et le fond de sa poche avant de se lancer sur les chemins, Roger, assis les coudes aux genoux passa la revue de ses connaissances et de ses possibilités. Sa culture, était honnête quoique sans éclat. Il avait bien un métier mais très pénible et dont le diplôme avait été choisi sur un coup de tête. Certes il possédait de la vigueur, une vigueur au-dessus de la moyenne, mais il ignorait encore tant de choses. Il était temps de changer de direction. Urgent même compte tenu de l'ultimatum de son oncle et de sa tante.
Dans le grand désordre du printemps où les nuages charriaient sans arrêt des orages alternant avec un soleil radieux, Roger, se posait toujours des questions. Il avait alors la satisfaction de gagner de l'argent, d'avoir un maitre exigeant mais qui éprouvait pour lui de l'amitié. Ce n'était pas une étape si malheureuse. Difficile, oui... Et en plus, l'inquiétaient les premiers émois devant de belles et fougueuses filles.
Les traits étaient nets et fiers. Les maxillaires avaient de la puissance et sous les sourcils broussailleux, les yeux verts avaient parfois des reflets glacés. Tout dans ce garçon à l'allure nonchalante proclamait cependant l'ardeur, la vitalité et la séduction d'un être difficile à discipliner.
Il frappa à la porte. Le battant de chêne noirci par le temps, s'ouvrit en grinçant. Un homme assis derrière le bureau, écrivait. A l'entrée du jeune homme il releva des yeux fatigués derrière de grosses lunettes de fer, ébaucha un sourire puis sans cesser son travail, murmura :
- Asseyez-vous, jeune homme ! Je suis à vous dans un instant.
Roger, accablé par ce qu'il considérait comme sa condamnation, baissa la tête et, sans avoir le courage de saluer, quitta le cabinet.
A 16 ans, il dut s'engager comme mousse sur un cargo. Il apprit quelques rudiments des armes... Comme la plupart des jeunes de l'époque, dans son enfance, il s'était vu épargner les corvées du ménage grâce au labeur incessant de sa tante, toile de fond de toute sa jeunesse depuis l'âge de 6 ans. Chose qu'il n'avait pourtant jamais vraiment remarquée. Ce ne fut qu'au cours de son service militaire qu'il s'aperçut que son lit ne se faisait pas tout seul chaque matin, et que s'il laissait un lavabo sale, il le restait. Il espéra trouver une femme qui trouverait assez de temps pour s'occuper de certaines tâches.
Il essaya de s'envelopper plus étroitement dans sa pèlerine. Des travailleurs de tous pays, étaient entassés dans l'entrepont comme des marchandises. C'était un lieu où les conditions sanitaires étaient déplorables. Des ouvriers en blouse stationnaient dans la cambuse, un joueur de harpe en guenilles se reposait accoudé sur son instrument. Ceux qui s'approchaient du bastingage s'emmitoufflaient frileusement dans des châles. Roger pour une fois abandonna sans plus attendre l'ouvrage entrerpis, ils approchaient du port.
La guerre était proche. Puis elle était vraiment venue. Il s'était engagé trop tôt pour le service militaire et il allait être appelé, mobilisé par la suite. Il n'avait pas été une recrue exemplaire et s'était montré au fil des années tour à tour révolté et imaginatif dès qu'il rêvait de fuir cette prison qu'était la vie de soldat à l'approche de la guerre et en temps de guerre. En cumulant service militaire et guerre il allait faire 5 ans. Il avait eu tout le jour l'impression d'une catastrophe imminente. Il avait même sangloté, un long moment, désespéré. Puis courageusement, il avait essuyé ses yeux rougis par les ultimes larmes de l'enfance. Il était prisonnier de sombres pensées qui l'empêchaient de dormir et que la guerre serait loin de guérir ! Las de se tourner et de se retourner dans son lit, il avait enfilé des pantoufles et une robe de chambre pour descendre dans l'intention de faire un tour un jardin. Il n'avait personne sur la tête de qui s'appuyer, pas de parents assez chaleureux, même si l'oncle et la tante tété de bons parents, ils ne seraient jamais ses vrais parents. Demain il partait au combat il était si jeune par le fait de s'être engagé et d'être né un 31 Décembre. Il aurait aimé une tendre épaule maternelle et pouvoir lui dire tendrement, la nuit est si belle, viens me rendre mes forces et mon courage.
Il descendit jusqu'au port et demeura émerveillé par la splendeur du spectacle : hautes murailles de bois rouge, bleu ou chamois, poupes aux vitres constellées de reflets, les vaisseaux de guerre avec leurs figures de proue colorées et leurs pavillons chamarrés ressemblaient à des palais de rêve. Et puis d'un seul coup il vit le navire qu'il cherchait Il était là à quelques encablures. Des marins aux pieds nus larguaient les voiles basses ou hissaient les voiles hautes. Il entendit alors le cri des mouettes...Les mouettes, on en voyait souvent. R.. aimait les regarder. Il prenait plaisir à suivre leur vol, restant de longues minutes à contempler ces filles de la mer et du vent. Les blanches voyageuses possédaient le pouvoir de le ramener au temps de sa petite enfance, sans qu'il pût opposer la moindre défense à ce souvenir douloureux, aux heures passées sur le port... à les observer ou à leur jeter un peu de nourriture. Il vit que le temps était gris, C'était pour lui un mauvais présage. ...
Mais quels rêves ? Ils allaient tous embarquer sur les superbes navires qui partaient fous d'honneur mais craignaient l'humiliation : allaient-ils mourir, déchoir ? Tous semblaient si pressés d' arriver sur le pont. Pressés d'aller où, je vous le demande ! Là où on ira tous un jour, mais ce devrait être le plus tard possible à leur âge ! Ils allaient presque tous allègrement vers le lieu indiqué par le capitaine, c'est-à-dire presque tous à la mort et inconsciemment. Il ne pouvait pas s'empêcher d'y penser lorsqu'il voyait ses camarades si insouciants.
Il tâta ses poches, il sentit le paquet de cigarettes qu'il avait réussi à y glisser et cela le rassura un peu. Il ne fumait pas, mais une cigarette pouvait permettre d'accéder à quelques faveurs. C'est ce qu'il imaginait.
Dès l'embarquement terminé, les canons de départ sonnèrent. Les habitants, avec un bel ensemble se précipitaient vers le port, vers les meilleurs postes d'observation pour voir s'ébranler la flotte et son pesant convoi. Sous les mugissements des porte-voix, on halait les lourdes ancres.
Le jour vint. Mauve d'abord puis rose tendre et il se chargea d'or et de pourpre à mesure que montait le soleil encore invisible. R. frissonna parce que cette aurore-là ressemblait à un couchant sanglant qu'il imagina comme une prémonition. Le vent se levait mais ce n'était pas le mistral, il venait de la mer et déposait un peu de sel sur les lèvres. Le jeune homme passa sa langue sur ses lèvres pour y vérifier le goût du sel.
- Que nous gouttions cet instant ne changera rien au sort de ceux qui vont courir des dangers.
- D'ailleurs il se peut que nous le soyons nous-mêmes en danger bientôt. Alors profitons autant que nous le pourrons de ces derniers moments de bien-être et de liberté.
Une heure plus tard la couleur du monde avait changé. Un paysage immense s'étalait maintenant sous ses yeux, sans plus de limites que celles du paquebot, la mer infinie et monotone... Enfermé dans le navire, livré à l'incertitude des routes maritimes, prisonnier de son propre engagement, il scruta l'horizon où la brume marine effaçait les dernières images du port et par conséquent de la France qui s'estompait dans le lointain, et même de la paix... Il portait encore fièrement le berret au pompon rouge ! Il n'y eut plus que le grand souffle du vent et les proues plongeant dans la longue houle. Pourtant dans cet horizon mobile et instable où des hommes se battaient, il s'imaginait encore en héros de la liberté. mais cela ne dura pas non plus. L'océan se creusait de plus en plus, basculait au-dessous d'eux. Le bateau roulait, tanguait, se balançait. Les jeunes recrues qui vomissaient sans retenue semblaient se multiplier maintenant. Ils ne prenaient même pas le temps de courir jusqu'aux rambardes ou aux toilettes.
En arrivant sur le pont lorsqu'on l'exigeait de lui, il sentait la force du vent qui soufflait à l'arrière; la première fois il fut surpris. Son écharpe nouée négligemment s'envolait et ses longues mèches blondes tournoyaient autour de lui comme des lianes. Le pont désert s'élevait, puis redescendait. Après la chaleur des machines, il recevait le vent de plein fouet. Le navire fuyait devant les grains. Les vagues blanchissaient et, autour de lui, les cordages chantaient tandis que, dans le claquement des voiles, s'élevaient des murmures. Sur la dunette, qui communiquait avec le tillac par quelques marches raides, presque des échelons, il voyait l'homme de barre, bien planté sur ses jambes écartées, ses mains fermement accrochées à la roue du gouvernail. Enveloppé d'un caban de forte toile, il semblait faire corps avec le navire, et cela révoltait Roger.
Roger ne faisait que commencer à connaître ses premières souffrances d'adulte et de soldat. Le métier de matelot n'était pas de tout repos et le capitaine ne tolérait aucune désobéissance et leur menait la vie dure. Les pauvres " engagés étaient bien deux cents sur ce bateau : ouvriers ou paysans sans crédit. Ils devaient servir comme on disait. Il fallait tantôt être dans la chaleur des machines, tantôt sur le pont. Derrière eux, il y avait bien le spectacle du sillage écumeux où flottaient des déchets et des débris rejetés par le bateaux. Quelques mouettes, des goélands s'abattaient sur ces restes, puis aussitôt s'envolaient en poussant un cri perçant. Mais à cette période de l'année, sur l'océan, le vent dominait. Sur les ponts qu'il fallait lessiver, il faisait frisquet, parfois aussi très froid. Les vêtements des jeunes gens de corvée gardaient longtemps l'humidité de l'assaut des vagues et des seaux d'eau par-dessus la transpiration due à leur séjour près des machines.
- Hé Louis. Ils ont débarqué
Louis, l'oncle de Roger suspendit son geste, posa son arrosoir.
- Ils ont débarqué, reprit plus fort la voix de son voisin.
- En Normandie, va écouter la radio, ils en parlent.
- J'y vais, mais ça va pas tarder à chauffer, prophétisa Louis.
- Le sang coule déjà là-bas, je te le garantis.
- Pourtant, c'est sans doute le salut qu'ils apportent.
La guerre a de surprenants hasards. Celui de R avait été non d'être blessé, mais d'attraper une pleurésie. Cela durcit encore plus son caractère et il réussit à ne jamais rougir de ses écarts. La vie était dure, il serait dur avec elle.
Avec un frémissement de joie, il sentit contre sa joue la douceur de la joue de la jeune fille, la soie de ses cheveux contre son cou. Alors il osa la serrer davantage contre lui et elle ne protesta pas.
- Te revoir m'a donné un immense désir de refaire ta connaissance. Nous avons grandi, nous avons souffert et je crois... Oui, je crois bien que je t'aime.
Le phrase était sortie toute simple, aussi naturelle qu'un chant d'oiseau et Roger s'étonna que l'aveu qu'il faisait pour la première fois malgré ses aventures eût été si facile. Elle posa sur ses épaules une main frémissante, se serra plus étroitement contre lui tandis que leurs bouches s'unissaient. Pendant une seconde l'univers bascula...
Ce fut elle qui se reprit la première. S'arrachant brusquement à leur étreinte fraîche et douce, elle couru jusqu'au portail de sa maison.
Par bonheur elle avait su résister, déjouer toutes les chausse-trapes ouvertes devant elle. Son sens de la vertu et la conscience de sa dignité ne l'abandonnaient pas.
- Des escargots ? Comment peut-on manger des choses qui sont pour certains répugnantes.
Une gerbe d'eau lui coupa la parole. Elle fut d'abord trempée des pieds à la tête puis soudain recouverte d'eau. Sans la vigueur de la poigne de sa mère, elle n'aurait pas pu se relever.
Il était pris d'une véritable frénésie de savoir, achetait quantité de livres de toutes sortes : histoire, sciences, afin de combler le vide laissé par le fait qu'il avait arrêté ses études assez tôt et à cause de la guerre.
La vieille tante était toujours très belle, très digne, très fière mais ses cheveux étaient blancs. A la mort de son mari elle avait été désespérée et désormais son visage portait les traces de ses chagrins. Plus tard, elle était venue vivre chez eux. RM lui donnait son bain, l'aidait à s'habiller, la coiffait et la nuit écoutait parfois, dans la chambre voisine dont la porte demeurait entrouverte, au cas où elle appellerait, prête à répondre au moindre appel.
Fidèle ? Rose-Marie n'en eût pas mis la main au feu. D'ailleurs en était-ce moins douloureux d'assister à son manège ? Moins humiliant de voir se rengorger les femmes à ses sottes prouesses. Elle devinait les chuchotements, comprenait sans le montrer les insinuations, les plaisanteries, les racontars...
On aime toujours ce qui s'attache aux souvenirs d'enfance lorsqu'ils sont jolis..
La vieillesse est triste quand on est seul. Il en vint à l'âge où l'homme a besoin d'aide ou de tendresse pour faire l'amour, puis d'aide et de tendresse tout simplement. Il revint vers sa femme sans se poser de questions sur son attitude passée. Ses soins étaient un dû. Il était même persuadé que sa fille devait se consacrer à sa vieillesse et cette idée il l'avait bien ancrée dans la pensée de son épouse.
- Le malheur quand on devient vieux, c'est que personne ne vous respecte plus, on vous traite comme des gosses capricieux, vos enfants vous abandonnent...
Elle l'entourait pourtant des soins attentifs que demandait son état.
- C'est grave ?
- Oui, madame, Un abcès s'est formé...
- Est-ce guérissable ?
- Non, pas vraiment, on peut l'opérer. Cela peut durer
l avait mis de temps, des années... ce mal qui datait de la guerre. Il s'en allait de la poitrine.
Roger était pour sa femme sa propre faiblesse. Elle se voyait seule dans le noir, elle ne voyait qu'une vieille femme lasse, si lasse... Elle était prête à tout. Rien ne le lui arracherait.
L'atmosphère de la chambre était étouffante. Il voulait tellement de chaleur. Des draps montait une odeur aigre.
Roger commença à tousser : sa quinte de 3 heures. Celle qui le faisait se lever errer dans la maison et crier :
- - les mouchoirs propres ! Marie ! Les mouchoirs où sont-ils ? Ils ne sont pas à leur place !
Ils y étaient, sous le livre qu'il avait déposé dessus !
Sa bronchite devenait chronique. Il regardait cette maladie comme une humiliation qui continuait de lui imposer sa déchéance. Lui, qui avait été sportif, costaud...
Roger réalisait que deux hommes en lui, se partageaient son être moral. Deux hommes se partageaient son corps. Il y avait en lui la haine enfouie pour son beau-père. Ensuite la guerre et la maladie lui avaient inoculé sa laideur, ses marques de violence, son estampille, sa tentative d'immortalité. Tant qu'il serait en vie, il porterait cette méduse, ce nénuphar, comme l'héroïne malade de Boris Vian, dans sa poitrine. Il songeait chaque fois que son mariage lui apporterait la paix, que la naissance de son enfant également. Mais il ne le serait pas. Cela ne marche pas de cette façon-là. Une fois que cette laideur vous a été inoculée, elle devient partie intégrante de votre être. elle bat dans votre cœur et sort en salissant tout. Cette laideur ne s'en va jamais. Il ne vous reste qu'à la contenir, la contrôler. Face à sa petite famille, ses veines charriaient ensemble la haine et l'amour. Il se sentait capable de les saisir par les cheveux, de leur cracher des mots cruels, de les humilier... alors qu'il les aimait. Il en demeurait humilié, secoué de fureur contre elles et contre lui-même. Pourtant lorsqu'il se retrouvait seul l'éducation de son oncle et de sa tante le rappelait à l'ordre. Il réalisait qu'il restait attaché aux enseignements de l'enfance et qu'en retrouvant son calme la crainte des choses apprises le réveillait.
- Peut-être aimeriez-vous rester seule pendant quelques minutes avec votre père.
Elle tourna un regard hésitant vers la porte de la chambre, prise entre un sentiment d'obligation et une sensation très forte de mal-être, de gêne.
Il lui prit le tricot qu’il posa sur la table. Tu vas faire filer mes mailles. Sûrement pas ! ma mère tricote aussi et j’ai appris à respecter son ouvrage.
Dernière modification : 09/04/2015 . 07:29
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