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Sur les îles

Mon second roman

concerne la vie de mes ascendants maternels

N’eût été la présence de nombreux nattiers  et lataniers, on pouvait avoir l’impression de se trouver dans une ville méditerranéenne de la côte d’azur française. Mais il s’agissait de l’île tropicale de la Réunion dont la population s’accumulait vers les plaines côtières.

L’économie réunionnaise était en plein essor. La canne à sucre envahissait les pentes et se développait partout. Les petites propriétés, les cultures vivrières, cédaient le pas, en cette année 1844, aux grandes exploitations qui fournissaient jusqu’à 33000 tonnes de sucre. Le premier engagé chinois à Bourbon débarquait cette même année du trois-mâts L'Auguste-et-Marie en provenance de Singapour pour s'engager dans les champs de cannes à sucre. A cette culture s'était ajoutée trois ans auparavant la vanille Bourbon qui avait déjà une réputation mondiale. En ce début de XIXe siècle, le café seul subissait la concurrence de celui des Antilles. Il déclinait donc et justement au profit de la canne à sucre.

Les véritables monuments vivants de la Réunion, c’étaient et ce sont toujours ses enfants qui assurent la pérennité des siècles passés. Quelle curiosité de voir têtes blondes, aux mèches folles, mêlées aux silhouettes noires, à la toison crépue, courant les bois, ivres d’air libre, à la lisière des villes où les champs de maïs et d’igname s’enclavent dans des forêts luxuriantes. La plupart allaient pieds-nus comme on allait dans les îles à cette époque. Ils pouvaient herboriser tout à loisir, aider de temps à autre à la construction d'une case ou à la cueillette des fruits. Ils apprenaient tout avec beaucoup de plaisir, de vivacité. Ils savaient pêcher les tortues en les retournant sur le dos, tirer à l'arc, ramasser des coquillages dont ils faisaient des colliers pour offrir ou vendre.
Pierre le blond aux yeux pers éclairant un visage hardi et Barthélemy le châtain avec ses grands yeux aux prunelles sombres,  étaient deux frères fins et beaux. Ils avaient tous les deux le même teint mat. L'expression cependant différait. Les traits de l'aîné étaient un peu plus fins. Ceux du second révélaient à la fois et de façon paradoxale, plus de hardiesse dans ses entreprises et plus de réserve dans la vie sociale. Ils s’étaient mis à imiter Toby, l’enfant noir d’une douzaine d’années, dont les yeux sombres, veloutés, brillaient d’un doux éclat, et ils apprenaient à se débrouiller comme tous les enfants nés ici.

Ils découvraient la vie arboricole, l’oiseau tisserand appelé aussi bélier, au nid aérien habilement tressé qui se balançait, défiant les vents, à la cime des filaos et des bambous, et ils grimpaient, eux aussi, le long des troncs, même les plus élevés, avec une agilité de singe, au grand désespoir de Manon Renpat, leur mère qui leur criait :

- Descendez, vous allez tomber.
Plus tard, c'est souvent qu'elle demanda :
- Où sont mes enfants ?

Ils tournaient à peine leurs visages ronds et dorés par le soleil où brillaient des yeux bleus ou noirs... et ils se contentaient de déchirer pantalons légers, shorts et chemises de coton, de courir dans le vent parfois poussiéreux des plages.
Ils avaient toujours vécu là et pratiquement toujours ensemble. Leurs petits pieds étaient déjà durs comme de la corne car à la façon de leurs compagnons de l'île, ils expédiaient leurs lourdes chaussures dans le premier buisson afin de trotter plus légèrement. La chambre où dormaient les trois garçons, au début était une pièce pratiquement dévastée, au dallage cassé en maint endroits, sans aucun meuble en dehors d'un immense lit à la literie trouée. Ils passaient leurs pieds bronzés par les trous en remuant les orteils pour rigoler. Leur père, ou plutôt le père du seul Barthélemy, avait peu à peu assuré les travaux lorsqu'il revenait du large, avant de mourir et de leur laisser un grand vide, mais une maison des plus confortables.
Le gentil Toby, Manon l‘avait recueilli et il recherchait en elle la tendresse dont il avait certainement été frustré. Un peu domestique, un peu compagnon de jeu, il aidait très efficacement et il savait à l’occasion, être espiègle, comme tous les enfants de son âge.

Dès que les trois enfants se retrouvaient, ils baragouinaient tour à tour en français et malgache et les bévues étranges dont ils étaient conscients provoquaient des éclats de rire, des cris et des sauts de joie. Ils parvenaient tout de même à se comprendre.
Mais ce que les gamins aimaient par-dessus tout, c'était se mêler à la vie du port, courir dans ses ruelles ou ses boutiques où il y avait toujours quelque chose à glaner, assister au chargement et au déchargement des navires remplis de marchandises et de passagers, auréolés par les traversées et les senteurs d'un monde inconnu d'eux.
La rivière Saint Denis détache nettement le vieux massif de la Montagne de la Planèze du Brûlé. Quittant les zones littorales chaudes et moites en été, l’homme a essaimé son habitat le long des versants vers un air plus frais. Toute l’année, les jardins sont fleuris. Le climat s’y prête et les habitants ont l’amour des fleurs. Sur le bord de la route, il est fréquent de rencontrer des groupes d’enfants vendant les uns des goyaves, les autres des fleurs ou de petits paniers tressés. C’est devenu pour eux une sorte de jeu sérieux que de pouvoir gagner quelques pièces avant la fin de la journée…
En l’année 1845, les enfants de Manon Renpat venaient d’atteindre l’un 13 ans, l’autre 15 ans. Leur corps se musclait. Pierre l’aîné se montrait dans toute sa vigueur tranquille et déjà presque adulte, Barthélemy, à la figure brune et tannée gardait encore dans le regard la fraîcheur et la franchise de l’enfance. Eux aussi, accompagnés de Toby, âgé alors de 18 ans, se levaient tôt et se dirigeaient vers Saint Denis en quête d’un maigre salaire.
Sur les côtes, les tiges vertes des cannes à sucre, bercées par le vent, ondulaient tandis que les filaos chevelus et les cocotiers poussaient d’immenses soupirs continus qui laissaient présager les souffles lents de la mer sur la berge. Plus près des rivages, les hibiscus, les bougainvilliers, les flamboyants ponctuaient les paysages de leurs fleurs multicolores. Devant les maisons, dans les jardins, s'étalaient des parterres de fleurs et s'épanouissaient des arbres fruitiers. Les plus beaux fruits poussaient là.
Leur travail, maintenant qu'ils étaient plus grands, consistait à ramener vers La Possession les voyageurs et la gent commerçante qui écoulait légumes et fruits, cultivés sur les pentes de Sainte Thérèse. 
Le sol morcelé entre de nombreux petits propriétaires se prêtait à toutes les cultures. La " fataque " malgache et le foin du pays y croissaient naturellement. Le Dos d’âne fournissait les produits maraîchers renommés, notamment des artichauts et des fèves. La région, nommée possession du roi et couverte à l'époque de forêts était une étape appréciée pour les petits commerçants qui accomplissaient dans des conditions souvent pénibles la route vers les marchés, à cheval ou en diligence et qui venaient d'encore plus loin. Certains vendeurs ne désiraient pas s’attarder trop longtemps à Saint Denis, ils ne s'engageaient pas davantage par les détours de voie de terre et faute d'un service régulier de bateau, ils s’adressaient alors aux enfants. Ceux-ci possédaient une barque à rames, une sorte de pirogue, ils avaient non pas pris le relais du service de chaloupes, mais le complétaient. Ce service, installé à l'embouchure de la ravine des Lataniers avait des horaires fixes. Nos jeunes offraient leurs bras musclés d'adolescents, ce qui éviterait aux personnes le long et périlleux cheminement dans la Montagne aux plateaux verts, aux flancs abrupts et arides qui parfois surplombent la mer, le seul autre axe de pénétration, appelé aussi le chemin des anglais.
En effet, immédiatement à l’Ouest de St Denis, se dressent les contreforts de la Montagne. Les orchidées rouge sang y cèdent la place, en altitude, aux tamarins, aux palmistes rouges, aux banians… Ce vieux massif le plus ancien de l’île, domine St Denis et la mer par une falaise. Longtemps il a été une barrière aux communications entre le Nord et l’Ouest.
Contourner l’obstacle n’était pas facile. Pour arriver en vue de la Possession, il fallait partir de la Pointe des Jardins, le point extrême nord de l'île et faire route vers le Sud-Ouest.  Mais ni la volonté, ni l’habileté, ni le courage ne manquaient aux trois jeunes garçons. C’était également pour eux un voyage instructif et féerique car si l’inexistence d’un plateau continental entraîne l’absence presque totale de faune sous marine, près des côtes, au large, les fonds marins sont très beaux. C'était le royaume des barques, des enfants et des poissons. Dans l’eau transparente évoluaient de splendides bonites à dos rayé noir et bleu qui se jetaient sur les sardines avec une voracité incroyable. Les bonites elles-mêmes étaient pourchassées par des squales ou de gros martins-requins qui battaient l’océan de leurs énormes queues et les happaient en claquant des mâchoires. Les vagues qu’ils faisaient soulevaient leur barque puis les laissaient tomber dans le vide. Il leur était fréquent d’admirer en même temps des poissons aux couleurs chatoyantes, notamment le très beau et multicolore poisson-papillon, les perroquets ou encore des tortues…En se faufilant sous le vent, au pied du cap St Bernard, il leur arrivait d’apercevoir les magnifiques oursins comme l’oursin-crayon.
Puis ils se rapprochaient des falaises abruptes où nichaient les splendides oiseaux : paille-en-queue, bec rose, teck teck, quelques pétrels... Le grand nombre d’oiseaux sur l’île s’explique par les masses d’insectes dont ils se nourrissent. Comme de grands voiliers, pétrels noirs ou taille vents, puffins parcouraient la haute mer en dehors des périodes de reproduction, venaient sur la côte pour y nicher.
A environ 12 à 14 kilomètres entre St Denis et la côte Ouest, sur un vaste triangle dont les trois villes de la Possession, de la Pointe des galets, de St Paul occupaient les trois points,
le panorama du Littoral Nord redevenait morne. La canne à sucre y régnait et offrait le spectacle de sa floraison. Pourtant, plus de 600 espèces d’arbres et de fleurs y poussaient généreusement.
Cette île intertropicale n’a pas de forêts immenses de cocotiers, de lagons, de récifs frangeants, ou de plages interminables de sable fin, mais elle a une nature belle et sauvage grâce à la puissance de sa végétation et de sa flore. L’austérité s’accentue lorsqu’on s’élève vers les nombreux sommets. En effet, cette baie aux abords difficiles avec de grands rochers au dos semblable à celui des tortues marines couvertes d’algues, battue par les vagues écumantes qui déferlent sur le littoral est formée aussi par l’élargissement de la rivière des galets qui y forme une véritable plaine de cailloux que la mer entrechoque avec un bruit caractéristique et que le courant marin pousse vers l’Ouest. Les sables, les graviers et les galets sont drainés jusqu’à la côte par les crues des torrents, les déjections des alluvions sont roulées par les vagues qui leur donne un poli agréable.

La couronne étincelante de lumière du littoral sert de base à d’immenses triangles de pierres et de végétation dont les sommets se perdent dans les altitudes boisées, brumeuses et froides, puis elles se rejoignent et se confondent autour du sommet Central.
Mais la végétation par rapport à celle du Nord Est est frappante. Une vaste savane se développe. Les grandes herbes changent de coloris suivant les saisons : vaste étendue en saison des pluies, la savane devient couleur paille en période sèche et est alors souvent la proie des incendies. Le première ville que vous rencontrez est alors La Possession.

La Possession, une bourgade importante bâtie autour d’une usine sucrière et constituée par l‘amas de sable et de galets, doit son nom à la dernière prise de possession qui a été faite au 17e siècle, au nom du roi de France Louis XIII. 
Cette région alors entièrement couverte de forêts devait rester pendant de nombreuses années " possession du roi ". On ne pouvait ni s’y installer, ni chasser. Mais très vite le territoire de sa Majesté allait devenir un pôle d’attraction très prisé. 

Les chaloupes à rames rejoignaient l’embouchure de la Ravine des lataniers. La Possession était une halte salutaire pour les voyageurs qui débarquaient après des conditions souvent pénibles de traversée.

Halte appréciée par la qualité du café, des mangues et des jujubes sous le toit de chaume des « cases Dodin ». On y goûtait selon le moment, des fruits pour la plupart descendus de la Montagne, et que des vendeurs vous proposaient dans de jolis paniers : goyaves, ananas, papayes.

Nos jeunes gens poursuivaient ensuite leur trajet pour d’autres voyageurs qui rejoignaient la région de St Paul, riche en filaos et fougères arborescentes. Là la Plaine des Galets s’ouvrait largement sur la mer.

On pénètre dans la ville de St Paul par la «chaussée Royale » bordée de tamarins et de badamiers centenaires. St Paul, c’était la première agglomération de l’histoire de l’île mais elle perdait en ce milieu de 19e siècle, depuis quelques années, son rôle de capitale administrative au profit de St Denis.

Vers 1830 avec les plantations de café, St Paul devint la région la plus riche de l’île. Après le désastre du café, la région s’était mise avec ardeur à la canne à sucre et voyait le couronnement de ses efforts. Cette culture plus résistante supplantait caféiers, girofliers et cultures alimentaires.
Dans la région de St Paul, la présence d’une grande nappe d’eau, bassin au milieu d’une grande savane désertique, et celle de sables noirs sous forme de dunes, changent les conditions écologiques : la ville subit les crues des ravines qui alimentent l’étang, la savane laisse la place à une végétation aquatique tout autour ou à des filaos dans la région des sables et des dunes; Son étang, envahi de plantes aquatiques, sert de réserve à l’endormi, de refuge aux canards et aux habitations les plus misérables.

Côté terre, l’horizon est le plus souvent barré par de vieilles falaises dont certaines ont été battues jadis par les vagues.
Au niveau de St Paul, la côte est inhospitalière. Au-delà de ce paysage commencent les plages de l’île, protégées, à partir du Cap Champagne par une barrière de récifs qui s’étend à une centaine de mètres du rivage. De ce côté, c’est le vacarme de la mer se ruant à l’assaut de la falaise, éclatant en gerbes d’écume rageuse. La côte ouest, zone sous le vent, est l’un des endroits les plus chauds de la colonie.

Lorsqu'ils avaient le temps et le courage, les trois jeunes gens prolongeaient l'effort vers la belle plage de sable blanc de Boucan Canot, située à une trentaine de km de St Denis. L'eau y était magnifique, les feuilles de palmier y bruissaient dans le vent. Après, ils se déshabillaient et allaient s’ébattre dans les vagues qui les entraînaient. C'était un moment de détente dans une journée de labeur intense et difficile. Quand ils sortaient, l’eau retombait en gouttelettes folles sur leur front et leur nuque. Ils jetaient des cailloux en ricochet pour rivaliser d'habileté, puis ils s’allongeaient sur les sables noirs et brûlants, sur les galets où les rayons solaires resplendissaient plus chaudement. Parfois, ils s’endormaient sous l’éventail des cocotiers ou sur les rochers blancs, secs, poudreux. Les vagues en s'étalant les aspergeaient de poussière d'eau. Pierre, Barthélemy et Toby  fermaient les yeux, tandis que les petites vagues de l'Océan Indien recouvraient leurs pieds.
Les rayons d'un soleil vague, déchiqueté, perçaient d'un trou blanc les nuages et les frondaisons des filaos qui parent les bords de mer d'une drôle de lueur tendre, diffuse. Celle-ci se répandait dans l'air mêlant lumière morcelée, rideaux de vapeur, ombre, aux coloris ambiants. Entre les feuilles de palmier, le bleu pâle du ciel et le bleu de l'océan fusionnaient tendrement sur l'horizon qui tendait son fil derrière le bateau. Une brise tiède, parfumée, venue du centre de l'île, se mêlait à la musique des platanes palmistes, doucement éventée, elle bruissait dans le matin comme des chevelures avec des froissements légers.
Avant de repartir ils marchaient pieds nus sur le sol craquelé par la sècheresse. Parfois, comme certains anciens du coin, ils pêchaient dans les environs ou chassaient, dans " les bas  ", les lièvres et les cailles qui sont un gibier très abondant et très savoureux. Toby connaissait le nom de tous les poissons, des anguilles habitant les eaux douces, des truites arc en ciel peuplant les torrents aux poissons de mer. Il connaissait presque tous les insectes, toutes les plantes, et tous les fruits sauvages.

Dans les eaux des rivières et des étangs, il existe une grande quantité de crustacés et de poissons qui font l'objet d'une pêche intensive. Le cas le plus curieux est celui des petits poissons de rivière qui vont pondre en mer. Leurs alevins filiformes remontent les cours d'eau. L'homme les attend à l'estuaire.

A Saint Denis, pendant ce temps, sur la route ombragée, des bœufs tiraient un char sur la promenade le long de la mer; à cet endroit, grise, dure, inhospitalière. Des dames en robes longues et volants, abritées par des parapluies et des ombrelles aux vives couleurs, virevoltaient, marchaient dans un sens et dans l'autre du Barachois, pareilles à de grands papillons, au milieu des vols de serins. Elles se promenaient sous un soleil encore brûlant, ou descendaient de voiture. La carnation était claire, fraîche, ou sombre mais toujours éblouissante. Mais l'une de ces personnes avait coutume, en arrivant à cette heure de mettre sur son chapeau de paille, des mètres de gaze, lesquels tombant sur ses épaules étaient destinés à protéger son fin visage et ses mains élégantes. Elle avait de grands yeux verts, limpides. Elle s'avançait dans la poussière lumineuse et s'asseyait un peu inquiète, en attendant les garçons. C'était Manon Renpat.
Le soleil qui avait paru jusque-là immobile, déclinait vite, les couleurs changeaient. Une grosse orange allait se glisser dans la limite confuse, du bleu du ciel et de la mer et l'horizon s'ourlait de nuances mauves. Les vagues n'arrêtaient pourtant pas de déferler sur le rivage. Elle entendait le fracas épouvantable des lames qui venaient se briser. La surface transparente et lourde ondulait sauvagement sous le vent léger et éclatait de mille feux scintillants, insoutenables, pulvérisés immédiatement.
Quand la barque arrivait, elle s'approchait. La frange blanche de l'écume qui ourlait le rivage, venait caresser ses chevilles et le bas de sa robe, tandis que les embruns humides la plaquaient contre son corps ferme, bien sculpté à cet instant.
- Mère, si vous restez exposée à ce soleil de feu, même à cette heure tardive, il gâtera votre beauté et votre santé, criait Pierre, grondeur. Vous n'avez pas le droit de vous laisser brûler par le soleil et ce ne serait pas joli pour votre teint d'Européenne.
Elle souriait, aspirait à longs traits l'air de son île d'adoption, chargé de senteurs sucrées, de l'odeur des tamarins et où la course du temps semble avoir ralenti son rythme. Un dernier rayon de soleil rouge rasait derrière elle, le haut de la colline, empourprant les mèches de cheveux châtain clairs, déployés malgré les protections. Elle sentait s'adoucir ses regrets pour sa métropole, peu à peu. Plus aucune amertume ne troublait sa pensée. De tous les êtres qui avaient peuplé son passé, il ne lui restait que quelques vagues fantômes et de l'île même, l'image attachante de son mari parti si jeune.

Marie Perrine Renpat était née en 1789. C'est bien plus tard qu'elle avait pris le prénom de Manon. Elle vivait alors en France, dans un quartier pouilleux de Paris. Avec ses cheveux couleur de châtaigne aux teintes cuivrées, ses yeux verts, tendres, elle avait été une fillette rieuse, discrète, et pourtant volontaire. Toute petite, elle avait vite remarqué les moments de gêne très étroite à la maison. Ils étaient de plus en plus fréquents au fur et à mesure que la famille augmentait. Et bientôt, ils furent 9 le matin à dévaler l'escalier pour se précipiter dans la cuisine à l'heure du petit déjeuner. Chacun avait alors une tasse de lait mélangée à de la chicorée et le soir une pomme cuite. L'hiver une poignée de châtaignes rôties remplaçait la pomme. Rien ne se jetait ni ne se gaspillait. A part Manon qui était la seule fille et l'aînée, les autres héritaient des vieux vêtements des plus grands. Ils continuaient à les porter jusqu"'à ce que les étoffes fatiguées ne pussent plus supporter les pièces qui en venaient à tomber comme des croûtes sales et flétries. La mère défaisait sans cesse les vieilles hardes tricotées et refaisait le vêtement pour donner l'illusion du neuf.

A midi, également ils faisaient maigre chère ces jours-là. Nul ne s'en apercevait mieux que Manon, le père lui, ne voyait rien. Il se servait le premier et il y avait toujours assez pour lui. Il causait bruyamment, riait aux éclats de ce qu'il disait et ne remarquait pas le regard de sa femme qui riait d'un rire forcé en le surveillant tandis qu'il se servait. Le plat quand il passait était à moitié vide. Louise avec son éternel chignon bas, très serré juste au-dessus de la nuque, servait les petits : deux pommes de terre chacun. Lorsque venait le tour de Marie Perrine, souvent il n'en restait que trois sur l'assiette, et sa mère n'était pas servie. Elle le savait d'avance. Elle les avait comptées avant qu'elles n'arrivent à elle. Un soir, elle rassembla son courage et dit d'un air dégagé :
- Rien qu'une, maman.
Celle-ci s'inquiéta un peu. Pourquoi pas deux comme les autres ?
Non, je t'en prie, une seule.
- Est-ce que tu n'as pas faim ?
Et ce rituel devint coutume. Mais habituellement, la mère n'en prenait qu'une aussi et toutes deux la pelaient avec soin, la partageaient en tout petits morceaux pour faire durer ce moment, et elles tâchaient de la manger le plus lentement possible.
La mère la surveillait. Quand elle avait fini :
- Allons prends-la, donc...
- Non merci maman.
- Mais tu es malade, alors ?
- Je ne suis pas malade, mais je t'assure, j'ai assez mangé.
Il arriva que son père lui reprochât de faire la difficile et qu'il s'adjugeât la dernière pomme de terre. Aussi Marie Perrine se méfiait-elle de plus en plus de lui. Elle prenait désormais la pomme de terre, la posait sur le rebord de son assiette et la réservait pour son petit frère, toujours vorace qui la guettait du coin de l'œil depuis le commencement de chaque repas et qui finissait par demander:
- Tu ne la manges pas? Donne-la moi, dis.
Le père, homme aux joues rouges et aux favoris blancs, qui imaginait comme tant de ses pareils, qu'une jovialité incohérente, alternée avec des colères incontrôlées, pouvait faire ignorer un manque total d'idées, avait réduit ses enfants en esclavage. Il les faisait grandir à coups de trique, ce qui n'était  vraiment pas nécessaire et il les faisait vivre dans la misère, faute de mieux sans doute... Marie Perrine, la seule fille, l'aînée, était accablée comme sa mère, de nombreux travaux ménagers, souvent pénibles pour son âge et combien monotones  : lessive, vaisselle, sol à brosser, eau à aller chercher, bûches à porter...
Elle enviait surtout ses frères parce que les garçons avaient plus de droits et plus de privilèges. Les petits faisaient souvent ce qu'ils voulaient en dehors de la nécessité de mendier. Les plus grands travaillaient comme man
œuvres ou faisaient des courses pour les voisins en échange de quelques aliments, mais le soir, ils pouvaient décider de leur vie sans contrainte. Pourvu qu'aucun d'eux n'entravât le bien-être du père.
Quant à sa mère, on voyait que Marie Perrine était sa préférée. Elle savait sa fille malheureuse et humiliée et elle tentait de compenser par un supplément d'affection. Elle croyait corriger le destin... Comme la fillette était raisonnable, dès sa plus tendre enfance, elle la traita comme une grande fille. Cependant, elle ne disait jamais un mot contre le père devant Marie Perrine. De ses enfants blessés par le fouet, elle savait panser les blessures avec tendresse et sans reproche. C'est à elle que tous ces petits devaient le sentiment de ne pas avoir été totalement abandonnés.

A sa naissance, la mère anéantie, épuisée après le dur travail des premières couches, avait dû immédiatement revenir à la vie, poussée par un père déçu. Une toute petite fille, si chétive, ce premier-né.
Elle avait sans cesse entendu les remarques du père sur l'éducation octroyée par la mère.
" Voyons, corrigez votre fille " ! Il ne disait jamais " ma fille " .

Un soir Marie Perrine entendit une conversation entre son père et sa mère:
- Elle est tout le temps en train de se laver et de se coiffer et même elle chantonne pour les petits !
Elle avait en effet des esquisses de coquetterie qui faisaient deviner la jeune fille et prévoir la femme. Déjà elle savait coudre dans de vieux tissus de jolies robes qui la mettaient en valeur.
- Il faudrait savoir d'abord si ça lui plairait, et si elle le souhaite, hasarda sa mère.

- Pense qu'elle rapportera beaucoup d'argent. Le directeur nous avancera une grosse somme, il ne faut pas l'oublier.

Quelques jours plus tard, Marie Perrine, à laquelle on n'avait bien entendu rien demandé, suivait, grâce à un voisin qui l'avait repérée et qui avait les moyens, des cours de musique, de chant et de danse. Bloquée par l'émotion, elle eut des débuts hésitants d'autant qu'elle savait que son père n'accepterait pas un renvoi. Le directeur enseignait en effet  succinctement, et très vite. Il vendait pour ainsi dire les élèves douées, à des troupes de variété, ou dans des cafés-concerts. Une infime partie de la somme revenait aux parents.
- ...Ré, ré... s'emporta le maître.
- Je suis navrée d'avoir mal chanté, mais je m'y remettrai, je vous le promets. Je travaillerai énormément pour arriver à mieux faire.
- Je me demande si je tirerai jamais quelque chose de toi. Tu es trop réservée, finalement.
- Je le promets encore, je vous en supplie, je ferai des efforts. Serez-vous sans pitié
? Mon père va se fâcher sérieusement contre moi si je ne réussis pas.
Cette phrase calma un peu le maître.
-  J'attendais tant de toi ! Tu as tout ce qu'il faut pour réussir. Il te manque l'audace.

Mais elle continua ses leçons de chant car en réalité, elle était née artiste, mais l'habitude de ce maître pour les pauvres n'était pas aux compliments.
Lorsque  celui-ci osait en faire, il s'écriait :

- Je m'y connais, fais-moi confiance. Tu peux faire carrière car avec ta voix et ton physique tu réussiras..
Très vite la fillette au teint pâle, du genre petite nature, à l'expression timide et craintive d'une enfant battue, les traits ravagés par le masque de la misère, de la faim et des privations, s'épanouit, et les traits de son visage apparurent d'une finesse remarquable.

La chanteuse de charme du café-concert de Pigalle eut une extinction de voix et le médecin lui avait prescrit huit jours de repos. Le directeur se vit dans l'obligation d'en engager une au pied levé.
- Cela va être une vraie catastrophe.
Des jeunes filles vinrent une après l'autre présenter leur numéro. Elles n'avaient manifestement aucun talent. Après les avoir écoutées avec beaucoup de patience, le directeur explosa littéralement de rage.
- Foutez-moi ça dehors.
C'est à ce moment-là que Marie Perrine fut présentée.
- D'abord fais-nous entendre ta voix, s'exclama l'imprésario.
Le chef d'orchestre, sans plus attendre, plaqua quelques accords sur le piano. Il joua en sourdine un air qu'elle connaissait mal. Le sang lui martela les tempes. La peur lui fit oublier les paroles de la chanson. Pourtant, petit à petit, la musique arriva à calmer l'affolement de Marie Perrine et, lorsque le pianiste attaqua une vieille romance qu'elle avait apprise, timidement, elle commença à chanter. D'abord, sa voix indécise trembla très fort, puis les notes sortirent plus facilement de sa gorge enfin dénouée et, devant le jury silencieux, monta avec plus de facilité. Un vrai son cristallin et pur. Le directeur soulagé et débordant de joie ne tarit pas de compliments à son adresse.
- Tu es bien jeune encore, mais tu vas tout de même remplacer ma chanteuse de charme. Je te lance, tâche de saisir ta chance car si tu me satisfais, je te garderai. L'autre chanteuse a toujours des problèmes de gorge. Pourtant tu es bien jeune, mais ça, c'est une maladie dont on guérit !
Et il souleva légèrement sa jupe...
- Et de plus, tu as de très belles jambes, ma chère petite, d'ici un an ou deux, tu feras fureur.
Il alla s'asseoir, prit sa pipe sur la table et tira sa blague à tabac de sa poche. Ensuite il inscrivit Marie Perrine sur un registre. La mère et un de ses frères l'avaient accompagnée. La mère, à la fois émue et révoltée par le geste du patron, n'osa rien dire. Mais son frère s'avança timidement :
- Veillez bien sur elle insista-t-il.
- N'ayez crainte sourit ironiquement Léo devant la naïveté du jeune garçon.
Elle avait traversé une enfilade de salles aux meubles dorés. Aux plafonds pendaient des lustres éblouissants. C'était pour elle comme un enchantement. Jamais elle n'avait vu des lustres si beaux, ni autant de bougies sur un lustre. Ensuite ils pénétrèrent dans la salle des répétitions où les murs étaient recouverts de glaces. Un orchestre jouait en sourdine et autour d'elle les différentes filles appelées à sourire et à servir les clients, lui apparurent comme un assemblage indistinct de satin, de soie, de velours, d'où un bourdonnement de conversations discret et étouffé s'élevait. A gauche un couple se livrait à des acrobaties inimaginables et au centre, quatre acteurs répétaient une scène de théâtre. Sur un banc se trouvaient des filles aux toilettes criardes, assises à côté de Pierrots à la bouche carmin.
- Voici Manon, votre nouvelle compagne, clama le directeur en lui faisant faire le tour de la pièce.
Il avait spontanément changé son prénom contre un nom de scène...
- Elle veut bien remplacer la chanteuse malade pendant son absence. Au fait, ce n'est pas une erreur, dit-il en se tournant vers elle;  ton nom sera désormais, de préférence, Manon.
Alors la troupe l'entoura. Ils étaient une trentaine à l'accueillir, tous gentils, curieux et amicaux. Les hommes lui firent des compliments un peu osés qui la firent rougir. Les femmes la pressèrent de questions.
- Silence, maintenant il faut travailler. Ceux qui ne jouent pas, quittez tous les lieux. Allez vous asseoir dans la salle à côté. Électriciens, deux projecteurs par ici et que ça saute. Où est le pianiste ? Qu'il s'installe vite, nous reprenons pour ceux qui ont une représentation à faire ce soir. Viens Manon, place-toi bien au milieu des faisceaux lumineux des lampes à huile, et tiens-toi près du trou du souffleur. Comme tu débutes, il va beaucoup t'aider, tu en auras sûrement besoin.. On t'expliquera plus tard les gestes à faire, pour le moment rejette un peu la tête en arrière quand tu chantes et par instants ferme les yeux.. C'est très bien comme ça.
La répétition se poursuivit et le directeur semblait satisfait.
- Manon, demain matin, tu te lèveras tôt. Tu es jeune, je sais, mais il faut absolument travailler tes chansons. Tu chanteras devant public dès demain soir. La couturière passera s'occuper de toi... Ensuite tu me rejoindras dans mon bureau, nous irons ensemble,  et 
avec les autres à une nouvelle répétition générale. Il faut toujours se perfectionner.
- Maintenant j'ai peur dit-elle, j'aurai l'air d'une andouille sur le plateau éclairé. Sachant que tout le monde me regardera, je serai incapable de prononcer un mot.
- Ce n'est pas le moment d'avoir peur ! Tu es déjà assez belle pour te montrer fière.

Quand elle s'éloigna, malgré son manque de maturité, elle se demanda un instant si elle allait devenir une chanteuse ou une vulgaire fille de cabaret. Elle ne voyait autour d'elle que des jeunes femmes en fourreau fendu sur le côté, des jambes gainées de bas noirs et de profonds décolletés.



 

Café concert

Léo, en manches de chemise, le crâne luisant de sueur, crachait des injures, se démenait comme un diable, hurlait des ordres, encourageait et critiquait ses artistes, il était partout à la fois, levant les jambes avec les filles qui donnaient des signes manifestes de fatigue. Puis il jouait les rôles lui-même, tout en écoutant d'une oreille attentive l'ouvrier venu lui demander son avis sur les décors. Cet être plutôt grassouillet et un tantinet précieux, avait une vitalité surprenante. Son énergie, sa force persuasive donnaient l'impression que tout dans le spectacle dépendait de lui. Soudain, couvert de poussière et trempé de sueur, le patron s'écroula dans un fauteuil.
- A toi Manon. C'est ton tour maintenant.
Elle monta à son tour sur le plateau et sa répétition commença. Comme elle était nouvelle, le silence s'établit. Son angoisse lui noua la gorge durant trois heures. Il était presque midi lorsqu'on la libéra. Elle était affamée et épuisée, mais elle connaissait les chansons par cœur et son maître, tout comme le pianiste avaient l'air contents. Pourtant la journée déjà fatigante était loin d'être terminée.
- Va t'habiller dit le patron à Manon, et vous autres, en piste  dès 21 h, dans le cabaret cette fois et devant public.
Dès le premier soir ce fut le grand moment pour elle. Elle allait chanter pour la première fois devant une foule et sans conseils. Sur le moment cela lui parut impossible, incroyable. Son cœur battait très fort et elle devait faire des efforts pour ne pas admettre qu'elle perdait confiance.
Durant la séance de maquillage, ses pensées se dispersèrent. Quand elle se regardait dans la glace, il lui était impossible de retrouver Marie Perrine dans cette silhouette sophistiquée. Comme Cendrillon, elle venait par un coup de baguette magique, de se transformer en une ravissante princesse, du moins le croyait-elle encore. Mais il y avait comme une fêlure à son rêve d'enfant !
Le métier convoité par beaucoup de jeunes filles, le métier extraordinaire de chanteuse de charme, s'ouvrait devant elle. Elle se sentait tout de même de plus en plus mal à l'aise. Pourquoi ?  Prémonition ? Simple angoisse de débutante? Déjà elle réalisait qu'il n'était ni dans ses habitudes, ni dans celles de sa famille de se montrer ainsi en spectacle...
Elle regarda à ses pieds la grande salle d'où montait un brouhaha continu. Beaucoup dansaient une danse qu'elle ne connaissait pas. Grand Dieu ! Combien étaient-ils venus pour boire un coup, danser et aussi pour l'écouter, la juger, et sûrement la siffler ? Devant cette foule, elle se sentit misérable et elle dut fermer les yeux pour réagir contre le vertige qui la faisait vaciller. Les murs du café étaient couverts de glaces et son image se reflétait à l'infini. Étonnée, elle regarda dans tous ces miroirs cette jeune fille blonde à l'allure encore de fillette. Ce n'était pourtant plus Marie-Perrine. Non, mais c'était bien Manon, la déjà belle chanteuse de cabaret. Depuis quelques jours et pour la première fois de sa vie à tel point, elle se sentait particulièrement angoissée. Était-ce seulement le trac?

Pour cette première soirée devant son public, il lui parut certain qu'elle serait incapable de faire sortir un son de sa gorge nouée. Un grand vide se creusait en elle, un trou noir s'ouvrait comme le néant
devant son regard terrorisé. Aveuglée par les lumières de la salle, assourdie par le bruit de cabaret autour d'elle, ses yeux se remplissaient de larmes. Dès que la musique fusa, c'est avec les jambes un peu tremblantes et le cœur battant à grands coups désordonnés qu'elle chanta et dansa tout en fixant d'un regard apeuré ces inconnus qui l'écoutaient, qui la regardaient avec des yeux presque avides. L'immense gamme des sons bloquée dans son gosier jaillit cependant. Sa voix s'enfla progressivement jusqu'à atteindre son paroxysme et elle oublia enfin le décor, car au plus profond d'elle-même, elle ressentait aussi le plaisir de chanter. Elle comprenait malgré son jeune âge qu'il lui restait à prouver qu'elle n'avait pas besoin de son charme pour soulever la salle.
Elle crut un instant se dédoubler. Elle chantait mais elle se voyait comme hors d'elle-même. Elle voyait dans le reflet des vitres et des glaces, une fille au corps trop figé qui agissait mécaniquement alors qu'en réalité son cœur se serrait, se serrait... Dans sa tête étrangement creuse, s'entrechoquaient et bourdonnaient sans cesse les conseils de son maître.
A la fin, elle finit par se sentir plus heureuse et plus détendue, la foule en délire montrait bien qu'elle n'avait pas besoin de beaucoup pour soulever les foules.
Bousculée de tous côtés par les buveurs, elle se faufila jusqu'à Léo et lui sourit.
- Tu peux être fière de ton succès lui lança-t-il en l'entraînant vers son bureau.
- Oui approuva l'une des autres filles de la troupe, c'est assez réussi.

- C'est trop beau répondit-elle toujours étourdie par l'aventure.

D'ailleurs les rêves ne durèrent pas longtemps.
Un jour elle fut retardée pour avoir voulu revoir sa famille et elle avait aidé trop longtemps sa mère et répondu trop longuement aux questions avides de ses  frères.
- Je vais être en retard pour la répétition s'alarma-t-elle soudain.

Elle fut reçue avec colère.
- Ah, c'est toi ? Tu commences bien ! Rappelle-toi ma petite que la principale qualité d'une véritable artiste est l'exactitude. C'est une habitude à prendre, même en répétition. Le café est bondé à une certaine heure, pas à une autre. Je n'admets aucun retard dit le patron.
Par la suite ce furent des paroles et des actes ambigus ou des plus révoltants encore :
- Comme tu es belle... mots souvent prononcés avec admiration. Tes yeux dorés brillent comme ceux d'un félin.
Manon se sentait humiliée. Quelque chose dans l'intonation de ces hommes mûrissait et blessait à la fois la jeune fille. Très vite son cœur battit souvent et très fort de colère plus que d'émotion. Elle le pressentait, ce n'étaient plus de simples et tendres taquineries. Déjà son patron avait un soir franchi la frontière de sa froideur terrorisée. Il s'était avancée vers elle :
- Tu es si belle que malgré ton âge on ne peut te résister. Viens avec moi, tu n'as pas à avoir peur. Est-ce que tu crois, ma chérie, qu'une fille qui chante aussi bien et qui est aussi fine que toi n'a pas le droit d'espérer beaucoup de la vie ? Toi qui n'as apparemment rien fait d'autre jusqu'à ce jour que la vaisselle et la lessive !
Brusquement il lui avait dégrafé le corsage et elle l'avait égratigné tout aussi soudainement au visage. Elle avait réussi à lui échapper et sous ses blasphèmes, elle s'était enfuie, tout échevelée et s'était cachée derrière une table. Mais il approchait, furieux à son tour :
- Laissez-moi, vous n'avez pas le droit hurlait-elle...
- Tu te trompes, j'ai tous les droits, je suis ton maître, tes parents ont signé un contrat et tu es trop attirante, je n'y peux rien...
Un peu confus il se calma cependant et ajouta après avoir passé une main fébrile sur son visage :
- Tu es ébouriffée, va te recoiffer, tu as des miroirs dans le couloir, mais tu n'as pas à avoir peur. Il faudra bien que tu te soumettes un jour. Si ce n'est pas moi, ce sera un autre qui te harcèlera et il sera peut-être pire que moi.
Les jambes tremblantes, elle se recoiffa et se maquilla un peu pour atténuer sa pâleur. Qu'allait-il faire d'elle? Elle ne savait pas trop, mais elle se doutait qu'elle n'en serait pas fière.
Le soir elle se plaignit à ses parents :
- Ce n'est pas un homme correct, aucun des hommes qui fréquente le cabaret n'est correct ! Ils me parlent sur un ton que je déteste !
Son père ignora son angoisse et la réprimanda. Savait-il déjà ce qui l'attendait ou l'ignorait-il ? Sa mère n'osa pas protester lorsqu'il s'écria :
- Qu'importe ce que tu détestes ! Bougonna-t-il; maintenant tu es chanteuse, nous avons signé un contrat, ton public a l'air satisfait et tu es bien payée. Ton salaire va beaucoup nous aider. Ne fais pas la gamine, pense à tes frères et sache que pour ton patron, tout est permis.
Son père finalement ne cachait même pas ses véritables projets à l'égard de Manon, bien que celle-ci officiellement les ignorât ou tout au moins ne les comprît pas encore nettement. Elle était bien trop jeune encore pour saisir vraiment, toutes les subtilités des sous-entendus.
Sa mère protesta :
- C'est une fille sérieuse.
- Il n'y a pas à discuter, au contraire, elle devrait songer à travailler au cabaret de plus en plus selon le désir des autres. Son patron a été très bon, je trouve qu'il a été d'une extrême obligeance de la prendre malgré son très jeune âge. Depuis, nous avons pu habiller les garçons proprement, et surtout, nous avons pu payer nos dettes. Elle doit supporter cet homme, c'est un ordre.

Elle devint donc officiellement chanteuse dans les cabarets. C'était tout de même pour elle la médiocrité et l'angoisse pour toute sa vie car elle ne deviendrait jamais grande vedette et jusqu'à sa majorité, le contrat stipulait que son père toucherait une grande partie de ses gains.
Peu à peu on lui demanda de lever la jambe, de se trémousser devant des hommes dans ce bastringue, somme toute assez mal famé. Bientôt
elle n'éprouva même plus de honte ou de gêne à s'exhiber presque nue devant des hommes ivres. Il avait suffi de quelques mois pour transformer totalement la jeune, timide et discrète Marie Perrine en cette Manon sans complexe, sans pudeur qui comme un robot étalait désormais sa nudité non encore totalement épanouie. Son patron cependant l'évita et la respecta et fit en sorte qu'elle fût  épargnée jusqu'à sa majorité. Elle mena une vie bruyante, fatigante sous les applaudissements joyeux et lubriques. Pourtant ces jours-là, elle dut le reconnaître, vinrent finalement égayer les souvenirs de son ancienne existence insipide et surtout, elle mangea à sa faim.

Comme elle gagnait tout de même un peu d'argent sans que toute la somme allât à son père, elle décida d'aller revoir ses frères. pour leur faire une surprise. Mais elle voulait le faire discrètement, un jour où son père serait absent. Ce jour-là, tout heureuse, elle apporta des pâtés, du vrai pain de boulanger et du beurre pour les tartines du petit déjeuner comme  le faisait sa mère, au temps des années un peu plus fastes où le père travaillait et où tous les petits frères n'étaient pas nés. Les yeux des petits brillèrent. Sans plus attendre, ils s'attablèrent et mangèrent avec voracité. Cet instant de bonheur lui permit d'oublier ses angoisses.

Rencontre et amour

C'était le soir, il se rapprochait de Paris, les lourds chevaux de trait glissaient et tapaient du pied sur les pavés raboteux, secouant leurs harnais bruyants. Il passa à la barrière d'enfer et se trouva dans Paris. Il prit un plaisir d'enfant à regarder par la portière de sa voiture l'enfilade pavée des rues semées d'innombrables becs de gaz. A travers le sourd grondement des omnibus et le tintamarre des fiacres, le mouvement de la grande ville le saisit, comme à chacune de ses escapades. L'allure des passants, leur vivacité, leur entrain. La circulation dans les rues était bruyante. Les postillons, forcés de retenir les chevaux dans la cohue des véhicules qui se suivaient, se croisaient et se dépassaient, hurlaient leurs avertissements: " Gare à vous ! Gare à vous ! " Les piétons pressés de passer se glissaient entre les chevaux. C'était ce qu'on appelait un embarras de voitures qui se suivaient à la file. Sur les bas côtés d'autres charretiers dormaient couchés sur des monceaux de sacs. Et autour d'eux des pigeons aux pattes roses et au col irisé couraient ça et là en  picorant des graines.
Au fond de confortables landaus, apparaissaient, dans leurs sorties élégantes, des femmes la tête entourée d'écharpes et de dentelles. Les devantures des magasins pétillaient dans l'obscurité, les trottoirs grouillaient de monde.. C'était le tableau magique de Paris, la nuit, d'un Paris qui s'offrait à l'oisif dans toute sa terrible, attractive et  puissante splendeur. Du ciel bas, des flocons de neige commençaient à tomber. Il se perdit dans le labyrinthe des ruelles étroites, encombrées et tumultueuses. Il se  retrouva finalement dans des rues véritablement infectes et des squares inquiétants. Des femmes l'avaient appelé d'une voix rauque. Des rires canailles l'avaient poursuivi.
Il avait frôlé des ivrognes qui maugréaient sur son passage. A certaines portes grouillaient des enfants en haillons et du fond de cours obscures parvenaient des cris et des  jurons. Paris est une très grande ville mais qui cache dans ses bas fonds un nombre incalculable de miséreux.
Ce soir-là, il avait envie de s'encanailler un peu. Lorsqu'il découvrit un absurde petit cabaret qu'incendiaient de gros becs de gaz et de grandes affiches. Un homme très grand, costaud et arborant un gilet de couleur vive se tenait à l'entrée, un cigare aux lèvres.
- Une table Monseigneur ? lui cria-t-il en se penchant par la lucarne de sa voiture, tout en ôtant servilement son chapeau.
Mais son regard pétillait d'amusement. Ce petit rien divertit notre homme. Pris d'une sorte de curiosité, il descendit de sa voiture encore étourdi par la cohue, les yeux éblouis par les lumières de certaines rues. Quelques instants après il entrait dans le cabaret, s'installait non loin de la scène où se produisait depuis un bon mois, Manon. Il  commanda une boisson au milieu d'un immense nuage de fumée de tabac et dans le bruit. Paroles douces de la chanson ajouté au vacarme qui provenait du bar : chocs de bouteilles, sauts de bouchons.
Le voilà maintenant installé au milieu d'une foule bavarde et criarde, dans ce vulgaire petit cabaret où pourtant tout semblait gonflé d'orgueil. C'était l'heure traditionnelle de l'apéritif. Des hommes avant de rentrer chez eux se donnaient un moment de détente après le travail. La salle selon lui n'était que mauvais goût, un déballage d'objets hétéroclites allant d'animaux divers empaillés, aux souvenirs de voyages. Mais elle était bien éclairée. Une nombreuse assistance se pressait. Presque toutes les chaises crasseuses étaient occupées. Une activité tout de même fébrile et joyeuse régnait là. Une ou deux personnes aussi élégantes que lui attiraient le regard au milieu de ces misérables. Nouveau venu dans ce lieu, il remarqua que beaucoup de têtes se tournaient vers lui. Des vendeuses circulaient offrant des boissons, des oranges ou des noix. Après un bref silence, l'orchestre maladroit attaqua de nouveau quelques mesures criardes de musique. Pourtant il restait toujours, comme poussé par un pressentiment. Il eut le spectacle de filles splendides aux seins nus avec un cache sexe minuscule de velours noir. Elles vinrent se contorsionner dans une danse tantôt lascive et tantôt endiablée qui malgré le manque de goût ne lui déplut pas !!! Il se laissa aller à les regarder. Peu à peu, musique, danse et chant l'absorbèrent. Le public d'ailleurs nombreux semblait venir de partout pour les voir. Les hommes s'excitaient, certains criaient et faisaient bisser le numéro qui se terminait sous un déluge d'applaudissements.
Puis la minuscule scène fut occupée par une toute jeune fille, encore mineure. Manon Renpat entrait. Après une seconde d'un lourd silence, son arrivée fut soudain saluée par des applaudissements bruyants et chaleureux.
La couturière avait conseillé pour ce soir-là une longue robe de satin bleuté dont le volant du bas, comme un nuage de blanc vaporeux, soulignait la minceur de la silhouette.
Au milieu d'acteurs et de chanteurs maladroits, Manon lui parut une créature de rêve qui se mouvait en souplesse et au rythme comme une plante emportée par le flot. Elle  était belle dans sa  candeur encore proche de l'enfance et sa féminité naissante, sa taille semblait si fine et elle chantait si bien !  Elle venait d'avoir 15 ans. Son sourire exquis  illuminait son frais visage encore enfantin. Ses cheveux blonds ondulés, ses immenses yeux profonds et verts émeraude, bordés de longs cils, son petit nez, tout en elle éveillait l'amour, même sa délicieuse expression de confiance.
Elle s'épanouissait dans toute la splendeur de sa jeunesse et de sa radieuse nature, malgré l'angoisse du sort qu'elle pressentait de plus en plus. Manon Renpat ne promettait pas d'être une beauté classique, mais elle promettait beaucoup plus, elle éveillait le sens de la beauté, l'admiration, le désir. Tous ces gens plus ou moins vulgaires, ordinaires semblaient  subjugués et même notre ami noble bien qu'il fût un peu perdu dans ce milieu. Pour une évasion, cela en était une !!! Elle faisait vibrer, elle donnait un supplément d'âme aux misérables. Même la naïveté due à son âge encore tendre la rendait irrésistiblement séduisante...
Lorsque Manon Renpat commença à chanter, son charme naturel agit encore plus sur le nouveau venu. Elle était sans contexte une créature de rêve, une des jeunes filles parmi les plus ravissantes qu'il eût jamais vue. Sa grâce timide, le rose qui lui montait encore aux joues le fascinèrent et lui firent oublier le cadre médiocre du café concert.
Sa voix l'envoûta. Très grave tout d'abord, elle passait par des notes caressantes qui devenaient plus claires jusqu'à rivaliser avec le son de la flûte. Il  imagina dans ces sons la passion sauvage qu'il était venu quémander au hasard des ruelles sordides. Il se laissa remuer par cette voix comme si elle suffisait à insuffler l'amour et il crut, au milieu des vapeurs d'alcool, en une chance offerte par le destin spécialement pour lui. La voix était comme le début d'une caresse inoubliable qui l'enflammait de plus en plus.
Il se souvenait à peine qu'il avait erré par des rues sordides, vaguement éclairées, passant devant des porches sombres et inquiétants, qu'il avait fui un milieu trop policé pour pénétrer dans une taverne plutôt lamentable, sans goût et peut-être mal famée. Il écoutait comme envoûté.
Elle salua, leva la tête et se retourna. Il s'imagina qu'elle le regardait.. Peut-être le regardait-elle ? Quand on est noble, on attire tous les regards. Son élégance discrète et raffinée ne pouvait qu'attirer l'attention, sa longue redingote noire de toutes façons se remarquait au milieu des haillons !!! Son écharpe de soie blanche contrastait avec le noir de la fourrure, car le manteau sombre était garni d'un col d'astrakan. Il était si beau au milieu du vulgaire. Il paraissait grand, jeune et un peu grêle, mais si élégant ! Il portait en lui et sur lui, par sa grâce délicate, la marque de la noblesse... Mais Manon ne possédait pas encore les nuances de ces subtilités.
Elle se retourna une fois encore vers la salle et pour la première fois leurs regards se croisèrent vraiment. Devant son regard insistant, elle se sentit pâlir. En effet, dans ce regard d'homme brillait déjà le regard avide et dément, plus proche du désir que de l'amour. Si elle était encore trop jeune pour le comprendre, ses représentations au café-concert avaient développé ses pressentiments.
Elle eut surtout peur pour son propre cœur. Ce jeune homme était d'un charme si exceptionnel, d'une élégance si peu commune, d'une beauté si fine avec sa moustache soigneusement taillée. Une crise imminente et redoutable allait troubler, voire bouleverser une fois encore, la vie de Manon.
Le spectacle paraissait à l'élégant noble, passionnant, depuis qu'il avait aperçu Manon. Il aurait passé des heures sans se lasser dans l'attente d'une nouvelle apparition de la jeune fille. Mais il arriva un moment où Manon salua pour la dernière fois. Il lui envoya un dernier regard envoûtant qui l'émut plus qu'elle ne le souhaitait.
Par groupes les habitués sortaient, riant, bavardant, faisant des remarques parfois grivoises sur les jeunes artistes. Sorti de ses rêves, l'homme se décida à quitter les lieux à son tour, mais il voulut avant passer dire un mot à la jeune fille. Le patron lui montra la loge au fond d'un couloir. A travers la porte, capitonnée d'un tissu délavé, on entendait des rires, des bavardages et un froufrou de robes. Il frappa, mais n'obtint pas de réponse. Habitué à toujours décider de ses gestes sans dépendre des autres, il entra. L'air était saturé d'un fine odeur de poudre.
Le groom essaya de le faire sortir, mais devant la silhouette à l'allure si noble, devant la beauté naturelle mise en valeur, grâce aussi au luxe de ses vêtements, il y renonça...
Quand il pénétra, toutes les danseuses se tournèrent, quelques-unes poussèrent un cri de surprise, d'autres se figèrent sur place. Empressé, attentif, il se dirigea droit vers la si jeune et si jolie Manon :
- Je viens vous féliciter. Votre voix est splendide et envoûtante, le choix de votre toilette n'est pas luxueux, mais il vous met  tout de même, par sa couleur, en valeur et vous êtes plus que charmante, ravissante je dirais même, rayonnante.
Sous ce compliment, elle se sentit rougir. Jamais encore, un jeune homme si merveilleusement beau, ne lui avait parlé avec tant d'élégance et de persuasion. Comme il y avait en elle encore quelque chose d'enfantin, elle fut tour à tour timide et gentille, confuse et gênée, mais il lui donnait de l'importance. Elle, la seule fille de sa famille, celle qu'on oubliait de regarder, celle qu'on avait abandonnée à un vulgaire sort, un sort encore flou, encore inconnu, mais déjà inquiétant.
Ils causèrent un moment. " Vous semblez ne pas même soupçonner votre talent " ajouta-t-il au moment de la quitter.

 Elle se sentait fragilisée face à de tels aveux d'intérêt, de la part d'un tel homme... Ferait-il d'autres tentatives pour la conquérir ? Son cœur battit très fort. Le regard insistant du jeune homme attira ses yeux d'adolescente et les transperça. Elle sentit comme un frisson qui la traversait.
Manon se dit-elle " que t'arrive-t-il ? "

Alors Manon ? ré dièse et mi bémol... Mais voyons qu'as-tu aujourd'hui?
Tout en faisant ses vocalises, elle semblait absente. A la gronderie de son instructeur, elle rougit car son esprit s'envolait vers le lointain, où les vocalises s'effaçaient pour laisser place à des battements de cœur. Le maître s'énervait et s'étonnait devant tant de notes mal assurées auxquelles Manon ne l'avait pas habitué. Il la scruta attentivement. Les beaux yeux pers comme les champs fleuris ne le voyaient pas. Tantôt rêveurs et doux, tantôt assombris par la colère ou la peur, ils paraissaient couverts par un voile onirique.
- Est-ce l'amour que tu as découvert et qui opère ce changement ? s'étonna le professeur ?
Subjuguée Manon répondit par un long silence. Elle ne savait pas elle-même. Et lui, comment avait-il deviné? Ou alors il était épris lui aussi, et jaloux.  Dès la seconde soirée le jeune noble était revenu pour lui lancer des fleurs à la vue de tout le monde... Des ragots circulaient déjà d'une table à l'autre du café comme dans les coulisses !!!

Soir après soir, elle le vit. Son cœur cédait, s'habituait, se sentait apprivoisé.
Désormais elle ne se regardait plus dans sa glace de la même façon. Avant de passer sur scène ou de recevoir sa visite, elle arrangeait ses cheveux. Elle savait désormais qu'il s'appelait René, René de Boisbaissant. Un noble ! Comment pouvait-il s'intéresser à elle ? se demandait-elle dans un regain de lucidité. Mais lorsque la porte gémissait doucement et que le beau visage apparaissait à côté du sien sur le miroir, elle fondait de tendresse. Son cœur battait plus vite et une bouffée de chaleur lui faisait monter le rose aux joues comme un adorable maquillage. Cette émotion semblait les troubler davantage encore l'un et l'autre. Leurs regards émus se croisaient, la voix de René lorsqu'il venait la rejoindre aux entractes se faisait de plus en plus caressante.
Manon avait toujours en elle, à la fois la peur d'une aventure qu'elle devinait cruelle et la sensation d'un possible bonheur à venir et auquel elle avait tout de même du mal à croire. Ce bonheur sans nom, elle le rêvait éternel. Une voix en elle acceptait cet amour naissant et lui murmurait : " tu seras heureuse ". Une autre lui chuchotait à l'oreille : " C'est un piège, il te désire comme Théo, il ne t'aime pas ". Mais la voix douce qui lui chantait l'amour était des plus caressantes. Et ce sentiment mystérieux, doux, s'épanouissait chaque jour davantage en elle, prenait possession d'elle jusqu'à l'étouffer merveilleusement.
Elle le vit donc au café chaque soir pendant une quinzaine de jours. Ils se regardaient pendant son spectacle, peu à peu même ils se sourirent furtivement. Le sachant là tout près, elle chantait désormais pour lui, comme pour l'enchanter. Aimer, c'est se surpasser, elle excellait dans tout, désormais et ne rêvait même plus pendant ses répétitions. Son regard brillait de fierté rayonnante et tandis qu'une étrange sensation s'emparait d'elle, la salle du café, les gens agités, le monde extérieur lui apparaissaient étrangers sur le moment, infiniment lointains. Elle vivait dans un brouillard. Puis tout s'accéléra...
Un soir, assez rapidement, en fait, après sa première apparition, il l'invita à danser. Ce partenaire était un danseur remarquable. Elle, elle apprenait depuis un certain temps à danser avec les clients, cela faisait partie de son contrat pour satisfaire les clients fortunés. D'une pression des mains posées sur ses hanches, il la guidait dans des figures assez complexes et son corps souple obéissait, suivait, s'emballait. Elle fut bien un peu surprise par son commentaire.
- C'est une danse à illuminer les filles et qui te convient parfaitement... Avec ta beauté à quoi ne peux-tu prétendre ?
- Vous me racontez des histoires, n'est-ce pas?
- Pourquoi te mentirais-je ?
- Parce que parmi les nobles, il y a de belles demoiselles qui savent danser !!!
- Les autres filles, nobles ou pas, quand tu es là, je ne les vois pas.
Elle l'écouta lui parler de ses projets d'avenir. Sa vie toute droite, dans ses paroles, semblait tracée d'avance. Il avait tout prévu. Sa voix grave et dolente exerçait sur elle une véritable fascination. Sa vie antérieure n'existait plus, le futur ne faisait que commencer et elle vivait dans ce rêve auquel elle finissait par croire. Le rythme de l'orchestre s'intensifiait comme si tous les musiciens donnaient pour leur couple, le meilleur d'eux-mêmes. Elle était emportée dans d'immenses sphères étranges, par un rapide mouvement. Autour d'eux la salle tournait comme un manège. Ses pieds glissaient sans bruit, volaient presque aériens et légers sur le parquet ciré.
Le feu que par cette fraîche soirée il avait commandé d'allumer pétillait dans la large cheminée de la salle. Non seulement le mouvement des flammes projetait de grandes clartés dansantes sur le plafond, mais aussi, les bougies sur les tables formaient des traînées lumineuses, des serpentins brillants qui les encerclaient d'un halo doré.
Pourquoi était-elle si émue ? Ce soir-là, la musique se tut brutalement comme la fin d'un rêve. Et elle éprouva un moment de panique. Elle était de nouveau partagée entre son attrait pour cet homme et sa crainte : une petite voix lointaine qui lui disait qu'elle courrait un danger.
Elle céda pourtant à son désir de confiance pour cet homme. Voulant être pour lui l'idéal qu'il disait rechercher en elle, chaque jour, elle se faisait plus charmante. Pour lui elle apparaissait plus irrésistible encore depuis qu'il sentait l'amour monter en elle. Et elle semblait grandir et mûrir aussi. Plus elle s'épanouissait, plus il la désirait.
Elle ne se disait plus comme aux premiers jours, face à sa constance : "Je suis folle, de penser à lui ! " Elle trouvait enfin tout à la fois une épaule pour la soutenir, la douceur d'une affection qu'elle croyait vraiment sincère et la joie de ses petits cadeaux.
Les choses s'accélérèrent encore lorsqu'il osa la forcer à l'embrasser dans l'arrière boutique du petit café. La fine bouche finement dessinée lui avait fait connaître la fraîcheur chaude et inoubliable du premier baiser volé. Ce premier baiser à la fois candide, révélateur la remplit à nouveau d'inquiétude. Pourtant, désormais, dans ses moments de rêve, elle sentait encore sur sa bouche le feu de celui-ci, sur son visage la tiédeur de son haleine. Sa première réticence passée, elle s'était montrée consentante. Sa candeur avait fondu, poussée par l'ardeur de la jeunesse.
Maintenant elle retrouvait chaque soir la merveilleuse attente de l'effleurement de cette bouche. Son sang s'échauffait, s'exaltait au rythme des battements de son cœur. La gorge nouée, elle ne pouvait détacher ses yeux de lui. Elle admirait son visage et surtout ses mains fines aux longs doigts. Elle aimait l'écouter parler et rire. Il parlait toujours alors qu'elle ne faisait qu'approuver sans même écouter vraiment ce qu'il disait.
Parfois elle en oubliait l'heure et soudain s'écriait :
- Je vais être en retard pour la répétition. Le patron va me le reprocher.
- Ce n'est pas si grave. Tu es née grande cantatrice, tu es si jeune, tu rattraperas vite ce retard. Tu vas apprendre mieux que personne. Une artiste est reine. Mais une cantatrice a besoin d'un soutien qualifié. Je te trouverai cela. Il te faut un homme pour discuter des séances auxquelles tu participeras, pour établir tes programmes et te défendre contre les importuns.
De nouveau, elle s'alarmait en se détachant de ses impulsions trop vivement étalées, comme de bras qui l'emprisonneraient. Cette exagération dans les projets de René, rendait ridicule soudain sa propre ambition, même à ses yeux.
Puis soudain, elle était moins inquiète. Maintenant elle s'avouait : " Quelle chance j'ai... Comment peut-il m'aimer autant ? Je ne me sens pas humble, mais je ne me sens pas non plus digne de ce noble ".  Pourtant sa chevelure dorée et bouclée, son regard vert  si franc, son visage si beau et si tendre, ne pouvaient pas mentir. Elle crut qu'il n'y aurait plus dans sa vie que les yeux de René dans ses yeux, que ses lèvres sur ses lèvres, que son corps dans ses bras pour une intimité totale et sans cesse renouvelée.

Elle songeait bien sûr au mariage. Elle songeait à le présenter à ses parents.
Manon se croyait toujours la même; pourtant, l'éclat de ses yeux, le rose de ses joues, tous ses gestes la trahissaient. Il émanait d'elle une émouvante joie de vivre.
- Maman osa-t-elle dire un soir...Est-ce que tu aimais mon père comme j'aime ce jeune homme ?
- J'étais plus âgée, ma fille, surtout sois prudente.
- Mais il m'aime. Et il me semble que je le connais depuis toujours, c'est aussi un peu comme si c'était lui que j'attendais.
- Quand nous le présentes-tu?
- Il n'en a pas parlé.
- De quel milieu est-il ?
- Il est noble.
- Alors, je t'en prie, ne pense plus à lui.
- Mais pourquoi ?
- Jamais sa famille ne voudra d'une chanteuse de café-concert. T'a-t-il promis quelque chose ?
- Mais il m'a dit qu'il pensait sans cesse à moi, qu'il était heureux d'avoir fait ma connaissance, de revenir me voir régulièrement, qu'il m'aimait.
Sa mère tressaillit. Elle connaissait trop cette tactique... L'avenir allait devenir un jeu dangereux.
- Ce sont des politesses mondaines, des caprices qui ne correspondent pas à ses sentiments. Tout jeune homme prend l'habitude de s'exprimer ainsi et c'est rarement vrai surtout à ton âge. Tu ne connais rien de la vie.
- Oh ! Maman s'écria Marie-Perrine blessée. Il m'a paru sincère.
- Excuse-moi, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire et je me suis montrée brutale. Mais les femmes et les jeunes filles vivent d'émotions, pas les hommes qui jouent souvent avec les sentiments des femmes pour les séduire et les accrocher. De plus cet état de chanteuse te permet de gagner de l'argent, mais tu es encore bien jeune pour comprendre que ce n'est pas une situation assez honorable pour attirer l'attention d'un noble. Quelles sont tes relations avec lui ? As-tu déjà cédé à ses séductions ?
- Oh ! Maman, répéta-t-elle, je ne vous ai jamais donné des raisons de supposer que je pouvais volontairement descendre assez bas... pour vous inquiéter ainsi... Non, il reste correct et attend, mais il ne parle pas de mariage.
- Que Dieu te garde sur le droit chemin ma fille. Je le redis, tu te fais des illusions. S'il veut t'épouser comme tu crois, pourquoi ne vient-il pas à la maison demander ta main ? Ces nobles sont non seulement mondains et frivoles, mais encore menteurs !! Je le sais bien moi qu'il ne viendra pas demander ta main.... Dans sa famille, ils ne seraient pas très fiers de mélanger leur prétendu sang bleu au sang d'une jeune, trop jeune roturière, même s'il prétend te trouver jolie, bonne chanteuse... Tout ce que tu voudras, et surtout s'il prétend t'aimer sans montrer ses intentions.
La discussion assombrit brusquement la vive gaîté de son insouciante jeunesse. Elle se blottit tout de même dans le giron de sa mère, devenue une femme lasse et un peu fanée et qui le dos tourné à la lumière de la fenêtre, occupait l'unique fauteuil, pour une fois libéré par le père, du misérable salon. Elle ne répondit pas, mais elle n'accorda pas une confiance très empressée aux paroles de sa mère. Elle ne songea pas que la pauvre femme faisait son possible pour lui assurer une certaine sécurité en lui transmettant son assurance morale. Elle craignait que sa fille ne fît une bêtise, c'était évident. Manon interprétait désormais le point de vue de sa mère, comme celui de toutes ces femmes pauvres, déçues par la vie, au caractère méfiant. Confiante, elle ne s'en alarma donc pas. Oui elle continuerait à rester muette, mais en elle-même, elle avait réponse à tout.
Elle ne dit plus rien. Elle était cependant désorientée. Sa mère, toujours douce et discrète, n'avait pas l'habitude d'interrompre les rêves ou les projets de ses enfants. Seul le père donnait des ordres, imposait son point de vue et se comportait de façon égoïste. Et là, elle s'interposait farouchement. Elle n'avait d'ailleurs jamais apprécié la vie vers laquelle le père avait lancé sa fille par besoin d'un revenu supplémentaire.

Manon resta donc persuadée que René l'aimait. Ses visites n'avaient pas diminué, pas encore du moins !  C'était incontestablement un homme remarquable de par son aspect extérieur mais aussi c'était un homme d'une grande intelligence, profondément cultivé. Elle se redisait son panégyrique dans sa tête et dans des moments de mélancolie se répétait qu'Il l'aurait abandonnée depuis longtemps sinon. Elle ne pouvait pas savoir, sans expérience, et malgré les conseils de sa mère, que les galants de ce temps-là s'ingéniaient à insister jusqu'à ce qu'il aient soumis leur proie. La quête était le summum du plaisir pour eux. Elle resta donc persuadée que sa mère se trompait, que René allait l'épouser, que...
- Oh mère murmurait-elle si tu savais comme je suis heureuse, tu le serais aussi.
A d'autres moments elle se disait : " et si ma mère avait raison, et si je lui donne tout et qu'il me vole jusqu'à l'espérance. Suis-je en plein aveuglement ?"
Sa mère avait l'air si sérieuse, si sincère; enfant, elle avait toujours eu confiance en elle. Elle était son recours face à son père. Elle garda longtemps la sensation de la caresse de la main maigre de sa mère sur son visage. Une main qui se voulait câline, consolante et inquiète. Une main qui tentait de lui dire : " Écoute-moi avant qu'il ne soit trop tard ".
Bref, Manon à 15 ans, comme toutes les jeunes filles de cet âge s'estimait capable d'être responsable d'elle-même. Elle avait déjà tant vu de misère dans sa vie !!! Et puis son enfance avait été si triste qu'elle souhaitait recueillir un peu de bon temps, un peu de bonheur. L'amour en elle était sa première caresse brûlante, son rire plus fréquent jaillissait  facilement, la gaieté même s'épanouissait dans sa voix de chanteuse. Elle se sentait sérieuse et mûre.

Pourtant un mois après, elle était enceinte. Une grossesse si vite arrivée. " Ce ne sera pas drôle si ça t'arrive un jour " lui avait dit sa mère qui aurait souhaité pouvoir la soustraire à son métier de chanteuse de café concert. " Pense que tu n'as que 15 ans. Que tes souffrances passées te servent de leçon pour l'avenir " !!! Mais le père avait toujours refusé, malgré les dangers,  de l'enlever de cette équipe du café-concert. " Elle nous rapporte pas mal d'argent et elle nous aide ainsi pour l'éducation des plus jeunes " avait-il affirmé. " D'ailleurs, ajouta-t-il de façon assez surprenante, il ne faut pas qu'elle se marie. S'il ne vient pas la demander, tant mieux ! Ses gains, je le répète, nous manqueraient. Son patron m'a fait signer un contrat. Il n'est pas question qu'elle nous quitte, ni qu'elle quitte son travail. Et puis, que sait-elle de ce jeune homme ? Pas même son nom ! "
Peu importait ce que pensait son père, peu importait l'angoisse de sa mère... Désormais c'est René qui la prendrait en charge, qui veillerait sur sa destinée, qui l'entraînerait dans le bonheur définitif.. Elle fermait les yeux sur le fait qu'il ne l'avait pas demandée en mariage, ni présentée à sa famille... La passion l'envahissait, annihilait sa logique, effaçait ses longues souffrances qui l'avaient jusqu'alors rendue triste et méfiante.
Comment tout cela s'était-il passé ? ... Au début, son cœur battait fort lorsqu'elle entendait, certains soirs, son pas dans l'escalier qui montait à la salle de maquillage. Elle le reconnaissait. Elle savait aussi comment il claquait allègrement les portes. Il devait être impatient, et c'est vrai qu'il l'était...
Il arrivait tout essoufflé à la porte et courait vers elle.
Ce soir-là, Il la vit vêtue d'une simple robe de drap bleu clair. La large ceinture en était brodée. Le corsage noyait son bleu léger dans un dégradé qui mettait en valeur la blancheur de ses épaules nues et la jeune poitrine ferme de ses 15 années, pourtant déjà épanouie. Le ruisseau léger de ses cheveux sous les lumières semblait constellé d'étoiles.
- Manon, tu es de plus en plus magnifique lui dit-il.
Il la laissa chanter, mais n'attendit même pas qu'elle ait fini de saluer...Il monta sur scène et l'enlaça.
 C'est à peine s'ils eurent conscience des applaudissements qui éclatèrent autour d'eux. Le public pour lequel l'amour était la grande affaire, exprimait sa satisfaction ! Ce fut du délire quand il enleva la jeune femme dans ses bras et, sans quitter ses lèvres, l'emporta dans les coulisses, vers sa loge.. La porte repoussée d'une botte impatiente, claqua derrière lui, au loin les vivats résonnaient encore.
Ce soir-là, il l'avait aidée à enfiler son manteau et l'avait suppliée de lui permettre de la raccompagner chez elle. C'est vrai que depuis cet amour naissant, elle resplendissait. Elle le regardait animée par l'émotion, un peu inquiète et pourtant rose de plaisir.
Le long des couloirs, il lui fit faire quelques pas de danse, aux derniers sons de l'orchestre.
Son attelage, une calèche tirée par deux pur-sangs, attendait non loin. Main dans la main, ils dévalèrent l'escalier. C'était leur première sortie ensemble. Sanglé dans son habit, René lui semblait extraordinairement beau et racé... Il jouait de ses yeux, de sa voix, de son charme. Il lui était difficile de lui résister. Elle serrait sa capeline autour d'elle à cause de la fraîcheur de la soirée. Elle dut aussi s'arrêter un instant pour calmer les battements précipités dans sa poitrine. Malgré l'odeur de crottin, il lui sembla entrer dans un écrin lorsqu'elle monta dans la calèche. Celle-ci était rembourrée et recouverte de satin rouge d'une élégance raffinée. Sortant de sa poche une écharpe de soie blanche, il la lui entoura tendrement autour du cou.
- Couvre-toi bien Manon, le froid est encore vif malgré l'approche du printemps. Allons viens, maintenant dit-il, lui serrant toujours la main.
La musique, les chants, c'était bien fini. Elle devina qu'ils passaient vers une seconde étape. Elle se retourna un instant. Les derniers clients du café partaient, les valets éteignaient les chandelles des lustres; les tentures ternissaient peu à peu pour s'effacer.
C'est presque timidement qu'elle se retourna pour le regarder, elle sentait sa main tendrement serrée sur la sienne; elle s'approcha de lui et se laissa aller dans les bras du jeune homme, les yeux fermés. Avant de franchir la porte de la calèche, il l'adossa doucement au siège de la voiture, et se pencha vers elle. Malgré un premier réflexe qui l'avait fait se raidir, dû à l'inquiétude de cette première escapade; elle s'abandonna. Elle ne refusait plus ses lèvres d'ailleurs, depuis leur premier baiser et, ce baiser-là, avide, sembla durer, durer jusqu'à l'enchantement.

Un Paris presque nocturne, séducteur et grouillant tourbillonnait derrière les petites fenêtres de la calèche à lui donner le vertige. Un employé municipal avait allumé des lanternes fixées à des potences de fer. Elle se rendit vite compte qu'ils ne prenaient pas la direction de son pauvre logis.  L'exaltation de tout à l'heure l'avait quittée pour faire place à l'angoisse cette fois. Mais René sut la calmer et commença par l'assouvir jusqu'à l'ivresse de monuments entrevus dans l'ombre percée par les réverbères. Il la gava de gâteaux et de chocolat follement appétissants. Quelle merveille tout cela pour elle, elle qui avait vécu dans la misère, toujours affamée, souffrant du froid, des coups frappés par le père quand il ne faisait pas preuve d'une totale indifférence. Mais où se dirigeaient-ils ? René lui promettait à intervalles réguliers de la ramener chez elle, mais avant, elle devait découvrir la capitale...
Puis ils se dirigèrent vers le bois de Boulogne, lieu de toutes les élégances. Le soleil avait déjà plongé vers la ligne d'horizon. Restaient quelques nuances d'un jaune oranger qui s'assombrissait. Les calèches, remplies de personnes en toilettes du soir, recherchaient ce lieu et en sillonnaient les allées boisées, déjà sombres surtout sous la voûte des arbres. Certains ralentissaient, bifurquant vers les clairières, d'autres couples marchaient délicatement sur les tapis d'herbe fraîche et humide du soir pour une flânerie amoureuse. Absorbés par eux-mêmes, ils ne laissaient entendre qu'un léger craquement de branches sèches.
R et Manon roulaient toujours en voiture en suivant les ornières profondes creusées par les charrettes et les cahots les faisaient basculer l'un contre l'autre.
Soudain il la couvrit de baisers qu'elle crut passionnés. Elle se sentait incapable de résister, elle se mentait à elle-même se persuadant qu'elle éprouvait une totale confiance, se disant qu'elle se sentait transportée d'une joie extraordinaire, si loin de sa misère habituelle. Mais dans la réalité, elle ne ressentait rien de tout cela, elle avait peur... Son visage, d'une merveilleuse beauté, rayonnait brusquement beaucoup moins... Cette soirée la mettait sous tension. Cette avalanche de baisers était anormale, cachait quelque chose, cherchait à endormir sa méfiance habituelle.  En début de soirée, elle ne s'attendait pas à autre chose qu'à un simple baiser, à un René qui la prendrait dans ses bras gentiment soit, mais pour la conduire chez elle, à la rigueur pour une balade dont le but était de la guider dans la foule et à travers le Paris des touristes !! Rien de tout ce qu'elle vivait alors n'était convenable ! Une pensée brusque lui rappela les paroles de sa mère. Son caprice comme elle disait n'allait-il pas devenir un jeu dangereux ? Une ombre de plus en plus épaisse assombrit brusquement la vive gaieté de son insouciante jeunesse.
- Je n'ai que 15 ans essaya-t-elle de murmurer, mon père va me chercher et se fâcher.
- Dans quelques années, tu seras majeure et libre de faire ce qu'il te plaira. Jusque-là, ne t'inquiète pas, je te protègerai.
Elle voulut s'échapper, courir devant elle comme une folle, mais il la rattrapa à la porte de la calèche assez brutalement, entoura sa taille de ses bras et recommença à l'embrasser plus doucement, plus intensément. Elle essaya encore de murmurer :
- Non, écoutez-moi, non, non... mais elle dut se cramponner à lui car la cabine vacillait et le sol se dérobait sous ses pieds. Son étreinte des plus vigoureuses, la maintint malgré elle. Elle songea que bientôt elle ne se dominerait plus et que si sa pensée refusait cette brutalité, son corps subtilement éveillé par cet homme habile, mais
sûrement  peu fiable, acceptait le viol malgré elle.
Pourtant de toutes ses forces, elle lutta contre René, qui haletant plaquait son corps sur la banquette. " Comment s'était-elle laissé entraîner dans cette aventure ? ". Elle pouvait de moins en moins lui résister, les paroles de sa mère la cinglaient par instants et elle perdait la tête. Ses cheveux se dénouèrent, tombant en longues vagues sur ses épaules. Elle supplia René, mais il se fit plus lourd, plus fort, plus violent, la serrant encore plus. Il lui ferma la bouche, sur le cri prêt à jaillir, la réduisant au silence. Pourtant il osait encore lui murmurer des mots d'amour fou, alors que demain il aurait sans doute oublié jusqu'à son souvenir !!! Ces mots le grisaient lui-même. Sa lourde, large et dure poitrine écrasa la sienne, la dompta comme une bête rétive. Dans le même temps, il la dénudait avec un instinct animal qui s'affirme dans l'action. Son corps s'ouvrit et se livra dans la douleur et le chagrin. Le mâle assouvissait, sans masque cette fois, ses instincts de domination, luttant avec une sorte de rage contre tout ce qui pourrait l'empêcher d'étreindre la jeune fille. Il la précipitait sauvagement dans l'amour comme on plongerait dans les eaux furieuses d'un torrent tumultueux. Que faire contre cette volonté dominatrice de conquérant qui ne croit qu'en sa volonté ? Elle finit, épuisée par abandonner toute résistance. Sa dernière pensée fut encore pour les conseils bouleversés de sa mère. Une horloge parisienne sonna dans le lointain.
Quelques rayons de lune glissaient sur les feuilles vernissées. Les rideaux de la calèche tremblaient légèrement, révélant la myriade d'étoiles. La voiture s'arrêta. René la serra plus fortement encore dans ses bras, elle se sentit soudain prisonnière. Ils restèrent ainsi un moment l'un contre l'autre. Il serrait si fort que la douleur et la rage la gagnèrent de plus en plus dans la nuit brusquement froide...
Marie Perrine était très pâle, elle s'était redressée et regardait fixement devant elle. Son cœur battait très fort, mais d'une colère jamais encore éprouvée.
On appelait " amour " ce geste obscène, cruel, sauvage... ? Elle, elle ne savait trop comment le qualifier.
Il dormait profondément satisfait, repu. Qu'allait-elle faire ? Fuir seule, à pied, si loin de chez elle et dans la nuit ? Il lui apparut un instant comme un monstre d'égoïsme et d'indélicatesse. Elle le regardait à la fois déçue et encore en admiration. Il ouvrit des yeux nullement empressés, ils semblaient même avoir changé de couleur, ils étaient plus foncés et elle fut épouvantée. Finalement elle n'était nullement prête à tout cela, sa mère avait raison. Le plus lamentable chagrin se peignit sur son visage.
- Pourquoi cette tête ? Tu m'as excité depuis des jours, tous les soirs. Tu prétends être sage, mais alors pourquoi fais-tu ce métier? Moi, je ne raisonne pas, je suis impulsif et je ne regrette pas ce que j'ai fait.
Elle, pourtant eut du mal à oublier cette brutalité qui n'avait plus rien de romantique. Elle en était consciente, il l'avait quasiment enlevée, forcée et elle n'avait rien vu venir.

Elle ne s'était pas volontairement donnée à lui. La soirée l'avait-elle étourdie, avait-elle annihilé ses réactions ? En tous cas elle était consciente d'avoir oublié toute prudence. Elle réalisa qu'elle n'était plus une enfant, même moralement. Rancune, regrets amers revinrent l'assaillir. Tout se mélangeait, s'enchevêtrait dans sa tête alors qu'ils revenaient vers des quartiers plus connus d'elle. Sa vie avec René commençait-elle ? Finissait -elle ? Qu'allait lui révéler la vie avec à ses débuts un amour de 15 ans ! Elle avait cru le connaître, mais en fait, elle ne savait presque rien de lui. Elle avait été subjuguée, éblouie,  par ce premier amour. Était-ce de l'amour d'ailleurs ? Une folie ? Elle ne savait plus. Mais ce soir-là ce qu'elle croyait amour commençait à subir sa première faille, se dissipait face à l'indifférence et à l'inertie de ce corps repu. Il la laissait sans soutien moral, pitoyable, profondément ébranlée et elle réalisa qu'après s'être endormi, maintenant, il semblait saoul.


Un mois après, elle était enceinte. Une grossesse si vite arrivée. " Ce ne sera pas drôle si ça t'arrive un jour " lui avait dit sa mère qui aurait souhaité pouvoir la soustraire à son métier de chanteuse de café concert. " Pense que tu n'as que 15 ans. Que tes souffrances passées te servent de leçon pour l'avenir !!! " Mais le père avait toujours refusé, malgré les dangers,  de l'enlever de cette équipe du café-concert. " Elle nous rapporte pas mal d'argent et elle nous aide ainsi pour l'éducation des plus jeunes " ne cessait-il de rappeler. "
Peu importait ce que pensait son père, peu importait l'angoisse de sa mère...  Il lui arrivait de nouveau d'oublier sa rancune et de croire encore à son rêve. Désormais c'est René qui la prendrait en charge, qui veillerait sur sa destinée, qui l'entraînerait dans le bonheur définitif.. Elle fermait les yeux sur le fait qu'il ne l'avait pas demandée en mariage, ni présentée à sa famille... La naïveté devenait gouffre et remplaçait la passion qui l'avait l'envahie, elle annihilait sa logique, effaçait ses longues souffrances qui l'avaient jusqu'alors rendue triste et méfiante.
Comment avait-elle pu manquer à ce point de vigilance ?

Pendant un certain temps, après cette escapade, ils se retrouvèrent le soir au café, en complices, riant, se murmurant des promesses. Puis elle dut lui avouer sa grossesse.
Les visites s'espacèrent...
Elle comprit enfin que c'était fini et les larmes vinrent, brûlantes, cruelles.
- Ne pleure pas disait son patron. Tu as été une imbécile et maintenant ton maquillage va fondre. Sur scène tu dois t'oublier totalement, te durcir !


Et lui qu'en pensait-il de cette rencontre ? Le jeu avait été fascinant. Existe-t-il volupté comparable à celle d'exercer son influence sur une tendre jeune fille, à celle de manipuler une enfant pauvre qui n'oserait pas se plaindre et encore moins le dénoncer ? Il n'avait bien sûr jamais songé à l'épouser, de plus ce n'était qu'une roturière. Mais parfois il reconnaissait qu'elle l'avait ému. L'émotion de sa belle voix l'avait par instants bouleversé. C'était un phénomène psychologique qu'il avait essayé d'analyser. La curiosité entrait pour beaucoup dans le phénomène, la recherche de sensations chaque fois nouvelles, l'évasion dans un monde de misère et de peur. Une enfant, une vierge, une âme encore pure et naïve était un délice. Décidément le psychologique était toujours complexe. Il venait de quitter les communs et se dirigeait vers son élégant château, aux proportions grandioses, situé en banlieue parisienne. Il rentra. Dans son salon, sous le regard des ancêtres qui se dressaient souriants ou graves dans leurs costumes et leurs cadres, la servante à genoux soufflait et agitait une main vigoureuse pour activer la combustion d'un feu qui brûlait plus vivement sous l'effet de son souffle, dans la cheminée. Déjà les lueurs jaillissantes éclairaient la plaque de fonte fleurdelisée du foyer, cadeau d'un grand personnage de la cour. Sa mère, vêtue d'une robe de soie noire et qui cachait ses mains ridées dans des mitaines, comprenait vite les différentes réactions de ce fils, même exceptionnelles et elle qui n'intervenait jamais dans ses amourettes, se sentit émue cette fois... Trop inquiète, elle avait cru bon s'immiscer. Il n'était pas rentré de la nuit. Quelle sottise pouvait-il encore faire ? Elle devinait un phénomène des plus complexes avec une nouvelle jeune fille. Elle le trouvait dans ce cas précis trop assidu, contrairement à ses habitudes et elle craignait le coup de tête d'un jeune homme qui accepterait de se déclasser !!!
R. traversa la vaste entrée et se trouva, un peu gêné, face à sa mère:
- Vous, vous n'êtes pas dans votre assiette.
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Je le devine...
- Peut-être... Il y a quelques jours, j'ai rencontré une très jeune fille et j'ai eu comme un choc. C'était dans un café concert et contrairement aux filles de ce milieu, elle était naïve, sincère...
- Riche ?
- Certainement pas ...
- J'espère que vous n'êtes pas vraiment épris. Avec des filles de ce milieu, il n'est pas question de prolonger vos relations, ou surtout de songer au mariage.
- Bien sûr, jamais de la vie. Si je l'ai trouvée pour un temps adorable, je n'ai pas du tout l'intention d'aller plus loin. C'est un petit flirt sans importance. J'éprouve juste un petit malaise, dû à la fraîcheur dont je vous parlais, à sa confiance si visible, mais cela passera.
- Vous avez presque l'air amoureux.
- Non, mais la quête a été plus longue, plus difficile, donc plus passionnante. Elle est à moi maintenant,  c'est donc fini...
- Les ruptures de ce genre, il suffit de les annoncer rapidement.
- Je sais... J'ai organisé l'événement, mais je saurais rompre et même écarter de moi la jeune personne devenue inutile désormais.
- Et si elle était enceinte ?
- La France possède autour de l'océan Indien des bases dispersées !
- Ce sera une bonne chose. Cessez aussi de fréquenter ces tavernes sordides, vous causez la ruine de votre esprit.

Voilà, il était de ces charmants nobles prodigues pour lesquels le plaisir est l'essence même de la vie, ne sachant pas résister à un désir, capable sans honte de faire mourir de chagrin.
Il avait passé son enfance tantôt livré aux domestiques qui le mêlaient à leurs intrigues de bas étage, tantôt entre les débauches des laquais et les galanteries des hommes de sa famille. Lorsqu'il s'était aperçu qu'il n'était plus un petit garçon, il s'était lancé dans l'aventure, puis plus précisément dans celle que nous connaissons, bien décidé à croquer la vie à pleines dents.

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Date de création : 04/01/2008 . 08:36
Dernière modification : 18/08/2014 . 20:05
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