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Angéline

Angéline

On l'appelait Julie.  Une fois mariée, elle avait eu deux enfants et s'était consacrée à eux. Son mari rentrait tard, trimait dur et ils avaient poussé leur progéniture à se surpasser à l'école et à prier afin de quitter le monde des travailleurs manuels. Il lui arrivait, bien qu'elle habitât dans l'Ariège, d'aller à Marseille, passer quelques jours chez sa belle sœur. Elle y avait même travaillé à un moment.
Sa jeune fille et son frère Raoul étaient nés à Saurat, dans l'Ariège. Ils avaient perdu leur père alors qu'ils étaient assez jeunes. Leur mère très croyante les avait, peut-être sans le vouloir vraiment, orientés vers la religion. C'était une femme seule, et à l'époque, même une femme dure et sa seule solution pour les éduquer semblait être la religion. Ils ne recevraient pas l'éducation parfois plus sévère, parfois plus généreuse d'un père.

 

Julie était veuve depuis pas mal de temps quand je l'ai connue. Ses yeux étaient d'un bleu pâle pailleté de gris et terni par les larmes et leur regard vous plongeait dans une sorte de honte immédiate. Même quand nous venions la voir, elle expédiait son repas à la hâte, entre deux plats, sans prendre part à la tablée ou à la conversation. Elle avait pris cette habitude, dès son mariage, et ce comportement que nous estimions être celui d'une servante était pour elle un pouvoir. Celui de la maîtresse de maison.



Grâce à quel surprenant artifice, des plaisirs souriants du passé, des bonheurs simples dans son cadre de vie simple, lui revenaient. L'atmosphère chaleureuse demeurait dans son souvenir mais métamorphosé par le chagrin et par l'âge. A cette époque, elle discutait avec sa grande fille des travaux de la maison, des nouvelles apprises le matin au village. Vers midi, une bonne odeur pleine d' affection, s'élevait des marmites où mijotait à feu doux le repas. Dans cette zone de bien être, le petit garçon vivait uni à l'âme du foyer que des mains de fées entretenaient depuis sa plus tendre enfance.

Sa fille, la raisonnable jeune fille révélait un caractère grave, inquiet, replié sur ses blessures depuis l'adolescence. Elle demeurait d'une profonde pureté. D'année en année, le rayonnement de son aura attachante allait s'élargissant, plus personne ne l'ignorait. Sa discrétion, son silence plein de raison ressemblaient à un appel muet vers la sagesse, plus fécond que les réprimandes de la mère. Pour la première fois, Julie se surprit à penser avec appréhension au moment où Angèle quitterait la maison. La jeune fille fluette, sensible et douce, qu'elle rabrouait  à longueur de jounée, restait cependant dévouée, jamais lasse de prodiguer ses soins à son jeune frère.... Mais non, la petite n'avait que 14 ans !

- Angèle ! appela Julie.
L'adolescente qui s'affairait autour de la table, repoussa sous son foulard la mèche rebelle qui s'échappait.
- Oui, mère ?
- Votre père travaille dans les champs, il débite des bûches pour la cheminée. Il serait content de dîner sur place. Pourrais-tu lui porter le repas ? Enmène ton petit frère, il t'aidera comme il peut à tout porter.
- Ne vous inquiétez pas, mère, nous y allons immédiatement.
Raoul trainait les pieds. Angèle dût s'arrêter de nombreuses fois sur les pans de la montagne, avant d'atteindre le lieu où s'activait leur père. Bientôt il perçut les voix enfantines, le craquement des brindilles. De leur côté, les enfants entendaient les bruits de hache, le fracassement des tronc coupés.
Surpris, le père s'arrêta, scruta les enfants et joyeux s'écria :
- Quelle surprise ! deux amours qui me portent la soupe sur place. Il sourit et embrassa ses enfants chaleureusement :
- Toi tu es née pour procurer la joie, dit-il à sa fille. Tu ressembles à un rayon qui réchaffe le coeur.
Pour se reposer, appuyé sur le manche de son outil, il leva un instant la tête vers le ciel bleu que les feuilles agitées par le vent révélaient et cachaient tour à tour. Il s'y lava de la fatigue, s'abandonna au bercement léger des rares nuages en fuite, but la douceur, la pureté, la jeunesse que lui enseignait aussi le courage attentif d'Angèle.
La mère d'ailleurs avait eu une vision, un soir. Elle voulut se confier à Angèle avant d'en parler au curé ou à son mari. Mais celle-ci, malgré la ferveur habituelle de ses prières, essaya de la détromper. Dieu et la vierge ne se manifestaient que rarement de façon extraordinaire, ils restaient seulement présents comme des amis, dans le coeur des croyants. A 14 ans, elle se montrait déjà capable de prudence et de souligner la différence.
Julie, bouleversée, alla tout de même voir le curé de Saurat. Mais celui-ci s'écria :
- Surtout, ne le répétez pas dans le bourg. C'est dans votre tête que vous l'avez vue.
L'événement tracassa longtemps Julie. Cette vision, elle la pousuivit de sa foi ardente. Au fond de sa conscience, elle se persuada que la mère de Jésus désirait lui parler. Il lui fallait faire quelque chose pour deviner le sens du message et remercier Marie de l'avoir choisie. Par dévotion, elle décida de se rendre à Lourdes et de marcher là-bas, pieds nus, avec Angèle. C'est devant la vierge de Lourdes qu'elle crut comprendre que Dieu lui réclamait la jeune fille. Alors elle pria tellement qu'elle sortit de l'enceinte de la grotte certaine de réussir à convaincre Angèle puisque tel était son destin. Elle n'aurait d'ailleurs pas beaucoup de mal à la convaincre. D'ailleurs, la jeune fille était très croyante et elle savait qu'il lui fallait laisser la place au petit frère encore fragile dans une famille où le père était mort et la mère peu fortunée.

Julie, restait encore étonnée d'avoir pu être cette jeune femme heureuse et spontanée, les soirs de Noël, par exemple. Elle se souvenait. Tandis  que les petits s'extasiaient devant le cadeau plié dans du papier soyeux, Julie leur réservait une autre surprise: le paquet de pralines roses. Ces soirs-là, exceptionnellement, elle faisait rôtir un poulet, le père activait le feu de bois et allait chercher, comme chaque année, la bûche bien sèche, gardée exprès pour brûler ce soir-là toute la nuit. La flamme la rongerait peu à peu, creuserait en son coeur de grandes cavités d'un rouge orangé et répandrait une douce chaleur pénétrante.
Toute la famille rêvait pensive, jusqu'à l'heure de se rendre au centre du  bourg où se trouvait l'église. La messe de minuit était un événement marquant de la vie du bourg. Le choeur illuminé en cette occasion de tous ses lustres attirait les enfants qui commençaient à s'impatienter. Julie filait toujours sa quenouille de chanvre et les calmait à grand peine en chantant avec Angéline des chants de Noël et en récitant des contes. Enfin le moment arrivait. Quand les cloches appelaient les fidèles, le père arrangeait les tisons et les cendres autour de la souche pour la faire durer. La mère enveloppait ses enfants dans un châle de laine qu'elle nouait par derrière. Elle enfonçait sur chaque tête et jusqu'aus oreilles un bonnet, glissait un caillou chaud dans les poches et passait de la braise au fond des sabots. Chacun s'enroulait dans sa pèlerine de bure. le père allumait deux falots, soufflait la lampe à huile et allait scruter le ciel bas et sombre sur le pas de la porte.

-  Allez, les enfants ! profitons-en, il ne neige plus.
Le temps chargé cachait les étoiles et la lune. Il faisait froid. Le sol craquait sous les pas.  Julie tenait la main de Raoul encore petit garçon. Il trottinait tant qu'il pouvait sur ses petites jambes. les lanternes éclairaient  faiblement la rue et les maisons. près de la place de l'église, les lueurs projetées par les autres paroissiens s'agitaient comme des feux-follets.
Raoul luttait bien vite contre le sommeil et les grandes personnes priaient tout en admirant la beauté des illuminations. Le père trouvait cependant que le sermon durait : en effet, le curé profitait de la présence de nombreux villageois, à l'occasion des fêtes, pour reprocher, surtout aux hommes, de manquer la messe le dimanche. M. Grand dut rester pourtant jusqu'à la fin de la célébration, sa femme et sa fille semblaient pieusement concentrées et le petit sommeillait.
Une fois à la maison, M. Grand, fouillant dans la cendre, ranima quelques braises et tandis que les deux femmes se chauffaient et bavardaient encore un peu au coin de l'âtre, il prit Raoul sur ses genoux, l'aida à se déshabiller et monta lui-même coucher le bambin.
Angèle sérieuse s'exprimaait pour la première fois pour révéler ses sentiments d'adolescente.
- Je découvre les limites de l'humanité, dans ce village pauvre et sans issue pour nous. Je veux rester pure pour le Christ.  

Le père de retour des chambres, fut malheureux et furieux d'entendre sa grande fille parler ainsi. Il en voulut à son épouse.
- Tu ne parviendras pas à lui retirer cette idée. Je l'ai moi-même demandé au seigneur.
- Je le sais bien que ça vient de toi. Et j'ai du mal à admettre...
- Ne vous reprochez rien coupa doucement l'adolescente. Je serai heureuse. J'invoquerai le Christ pour vous tous dans mes méditations.
- Tu resteras domestique des gens que tu assisteras et soigneras toute ta vie. Tu n'auras pas de vie de famille, pas d'enfant.
- Mais non, les soins donnés gracieusement aux malades, aux pauvres, font d'une religieuse, la servante de Dieu, pas des hommes. En même  temps, je ferai plaisir à maman et vous aurez une bouche de moins à nourrir.
- Tu n'étais pas de trop ici, tu nous secondais bien, auprès de ton petit frère. Tu nous auras rendu beaucoup de services. Tu sais, je n'arrive pas à accepter aussi facilement que ta mère, dit-il d'un ton las et découragé..
Comment savoir ce qu'il faut faire pour aider les jeunes ?
Raoul aussi boudait.
- Qu'as-tu Raoul ? demanda Angèle restée seule avec lui.
- Nous étions si bien tous ensemble.
- Mais, nous serons encore heureux, mon garçon.
- Je ne te reverrai jamais.
- Tu viendras me voir au couvent ou dans les maisons qui m'accueilleront pour garder un malade.
- Tu resteras seule au milieu d'inconnus.
- Je communierai avec Dieu, je bavarderai avec les soeurs que j'ai connues ici, à la paroisse.
- Toutes les religieuses semblent si lointaines et inaccessibles. D'ailleurs, elles appartiennent à tout le monde. Toi, tu étais ma grande soeur.
La voix de Raoul sa brisa.
- Je ferai toujours partie de la famille, voyons... Peut-être même que je reviendrai pour une mission.
Raoul, les jours suivants, fut odieux au possible : l'agressivité, engendrée par l'angoisse créait des désordres de caractère, augmentant le chagrin et le désespoir. Elle devenait une décharge  libératrice inhabituelle chez lui. Avec la complicité de jean, un voisin, il entraîna, un Dimanche de plus jeunes que lui qui n'était déjà pas bien grand, encore en habit de cérémonie, dans la campagne, le plus loin possible pour leurs petites jambes. Les adultes contrariés par l'absence des enfants, eurent fort à faire pour les retrouver. C'est l'intuition d'Angéline qui les guida. Tous avaient peur du ruisseau et de la fontaine au lavoir.
Les enfants s'étaient déshabillés, avaient posé les beaux vêtements n'importe où, et, avec ardeur, s'étaient mis à creuser d'énormes trous au moyen de bois, de pierres, de ferraile, sans épargner les vêtements qui traînaient. Conscients de leurs bêtises, ils s'étaient enterrés le plus profondément possible. Raoul le dernier entendant du bruit avait fui emportant ses habits pitoyables, laissant les autres petits hurler de colère et se débattre sous leur poids de terre.

 

La neige avait fini par disparaître. Quelques traces encore restaient au creux de certains fossés ou sur les versants exposés au nord. Le vent sécha peu à peu les dernières gouttes d'humidité, son souffle se plaignit, comme exprimant le regret de ce qui ne serait plus, car la période des rois, la chandeleur, fut aussi celle de la préparation d'Angéline pour son entrée en religion. Loin de s'ennuyer au couvent, Angéline s'épanouit dès les premiers temps, dans la société des religieuses.

A la maison, pour Julie, il y avait tant de menues occupations supplémetaires dans la cuisine, depuis que sa fille était au couvent. Le travail menait sa vie.
- Ah oui ! le fromage, songea-t-elle, il fallais qu'elle s'y mette. Ils avaient l'habitude de faire un fromage de brebis ou de chèvres avec le petit lait. Elle se mit à l'ouvrage. Quand elle faisait trop de fromages, elle les vendait. Elle puisait lentement dans une large terrine, la caillé pour emplir ses moules, désireuse d'obtenir des formes régulières. Comme les bêtes donnaient en abondance du lait en ce moment. Dire qu'à la naissance de Louis, les temps avaient été si pénibles.
Finalement Angéline  ne demeura pas bien longtemps sous la coupe des religieuses. Elle mourut jeune de la tuberculose.

 Dès l'instant où la volonté de Raoul disparaissait derrière des forces extérieures, de la violence par exemple, il pouvait imposer silence à son orgueil masculin, sans perdre la face à ses propres yeux.. . Mais pas devant cet orgueilleux.

On regrette le mot lâché... Mais on ne peut pas tout maîtriser. Un simple mot avait mis le séminariste dans tous ses états.

-    Ah parce que maintenant vous en êtes à débattre entre vous de la condition humaine ? fit le supérieur, suffoqué. Seigneur Messieurs, n'avez-vous pas assez de sujets de bataille orale avec la bible pour y ajouter des problèmes qui n'ont rien à voir avec votre séminaire ? Ma parole on jurerait que vous prenez plaisir à vous déchirer l'un l'autre ! Vous crevez d'envie d'être amis ! Mais dès que vous êtes ensemble, vous vous dressez l'un en face de l'autre comme des coqs de combat. Et vous vous disputez devant les plus jeunes recrues !

Le policier se cala sur le fauteuil. Il attendait que les réflexions s'organisent dans la tête de ces séminaristes. L'un d'eux attirait son attention. Le flegme de ses traits, la décontraction de son corps imprécis sous la soutane, effaçaient toute perception de ses pensées réelles.


Elle espérait qu'il n'allait pas neiger. Elle avait de plus en plus froid malgré le feu. Le vide laissé par les être aimés et disparus la glaçait. Les flammèches du feu allumé dans la cheminée où elle avait pris l'habitude de se réfugier, dansaient sur les murs. Les yeux fermés, elle essayait de se représenter ses propres enfants. Elle se rendait compte, atterrée, que les images commençaient à pâlir dans sa mémoire et lorsqu'elle regardait par la fenêtre, le soir tombé, elle ne voyait que la lumière froide des étoiles brillant dans le ciel et miroitant sur les toits d'ardoise du village. Elle se revoyait à côté d'Angèle, sa fille, au moment de la lessive. Toutes deux penchées au-dessus de la planche à laver, frottaient le linge qui avait trempé toute la nuit. Elles allaient au lavoir de Fontanes portant le lourd chaudron encore fumant où le blanc avait bouilli. Elles enfonçaient alors le linge dans l'eau claire, avec un bâton,  pour le rincer.  Angèle et Julie avaient mal aux mains, mais elles vivaient.

Elle si autonome depuis la mort de son mari semblait avoir couché dans la tombe de ses enfants, une autre partie d'elle-même.


Julie voyait l'aridité du chemin qui lui restait à parcourir et son désert. Il lui restait quelques photos. Certains arboraient une petite moustache de paysan du début de XX e siècle. Les femmes avaient les cheveux remontés en chigon comme elle, un air grave. A l'époque, on ne souriait pas sur les photos. Elle évaluait le prix qu'elle aurait à payer depuis la disparition des siens et elle sentait déjà sa lassitude:
- Mon Dieu donnez-moi la force.
Cela faisait des années depuis que son mari était mort :
- Le pauvre homme !
Certains semblaient considérer le chagrin des autres comme une maladie qu'on pourrait attraper, si l'on était trop près de ces personnes accablées. Malheureusement, elle savait que c'était un club auquel personne n'adhérait par choix !
Elle qui n'avait pas quitté le deuil et ne le quitterait jamais ne supportait pas cette expression désolée et maladroite sur les visages qui la mettaient hors d'elle. Son mari non plus n'eût pas supporté cette façon geignarde de parler de lui.  Elle aimait mieux penser que la mort était venue lui apporter une grâce, le mettre à l'abri  de ce qui était arrivé par la suite. Sinon, comment eût-il pu continuer d'exister de toutes façons ?

Depuis la mort de son mari et de ses enfants, elle avait eu le temps de s'endurcir et considérait donc que si elle avait été capable  de s'en sortir, elle, les autres devaient également en être capables.
Désormais les heures fuyaient monotones, sans heurt. Que pourvait-il arriver de plus ? Julie, solitaire, devenait à elle seule l'âme du foyer, creausant le passé comme le feu creuse la bûche. A quoi servirait d'organiser l'avenir ?. Devant la flamme, les vieux souvenirs s'évillaient. A jamais souvenirs pour les siens.



Cette vieille femme chaque année un peu plus voûtée, un peu plus vieille avant l'âge se ratatinait sur sa solitude et son chagrin..


Date de création : 14/03/2014 . 20:25
Dernière modification : 07/01/2015 . 19:09
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